De mémoire

CORBEYRAN, WINOC

Dans une grande maison, un enfant s’amuse, seul, avec ses jouets. Des dizaines de petits jouets, disposés autour de lui, en étoile. Vingt-huit ans plus tard, Nick Powell est devenu un grand gaillard. Il vient de terminer l’inventaire de huit cents mètres cubes de stock dans un entrepôt, en une demi-journée. Son chef peine à croire qu’il se soit acquitté de cette tâche aussi vite, alors que leur système informatique est en panne. Mais Powell est comme ça, il mémorise naturellement tout ce qu’il voit ou entend avec une facilité déconcertante. Il est « hypermnésique ». Cette capacité à tout mémoriser spontanément le rend étrange aux yeux de ceux qui l’entourent, et perturbe sa vie en société. Seule son amie Julia sait le rejoindre dans son intimité. Afin de vivre le plus normalement possible, Powell a appris, chaque jour, à se défaire des souvenirs emmagasinés en les archivant mentalement dans de vraies boîtes vides, soigneusement rangées chez lui. Jusqu’au jour où de dangereux individus le kidnappent, et veulent le forcer à ressortir de sa mémoire un souvenir précieux de son enfance, à ses risques et périls… Le scénario écrit par Corbeyran s’égrène lentement, par petites touches. Le récit, raconté à la première personne, semble d’abord se limiter à l’intimité de ce héros, et à la façon qu’il a eu, comme sans doute les personnes porteuses de ce don étrange dans la vraie vie, de développer des techniques pour gérer cette hypermnésie au quotidien. Mais lorsque l’on sent que les petits malfrats qui s’en prennent à lui le font pour une raison obscure, l’histoire tourne subtilement au polard psychologique. Powell est rattrapé par son enfance. Le tempo et l’ambiance sont impeccables, les personnages bien campés et attachants, et l’ensemble est dessiné avec talent par Winoc, dans un mélange d’intimité et de mouvement maîtrisé. L’album refermé, on retient davantage le portrait psychologique que l’intrigue elle-même, qui passe finalement au second plan. C’est original, et c’est une réussite. (A.J. et E.B.)