Qu’il soit au cœur de l’intrigue ou placé en toile de fond, le noyau familial est un élément fondamental du roman pour adolescents. Aujourd’hui, il revêt des visages multiple – monoparentalité, homoparentalité, famille recomposée… – parfois articulés autour de gardes alternées. Comment la littérature pour ados raconte-t-elle le quotidien de ces familles et leurs ados ? En bonus : les commentaires de Jade, 17 ans, à propos de l’un de ces romans.
Regards croisés sur quatre romans publiés en 2018, quatre styles différents pour aborder ce sujet : le roman illustré avec SOS Parents en panne de Géraldine Barbe (Rouergue), le journal intime dans La Vie selon Pippa de Barbara Tames (Syros), l’écriture SMS dans Moi, ma vie, ma mère en textos de Nathalie Riché et Rosalie Melin (Albin Michel Jeunesse), et le genre romanesque avec Mon cœur en apnée de Rachaël Lucas (Albin Michel Jeunesse, « Litt’ »).
Des parentalités, des mentalités
Depuis l’émergence du roman pour adolescents dans les années 1970, la cellule familiale constitue aujourd’hui encore un curseur incontournable sur l’évolution des mentalités, faisant émerger des portraits diversifiés de la famille. Dans les années 1980-1990, les thèmes du divorce, de la famille monoparentale et de l’incommunicabilité entre générations nourrissent l’intrigue du roman réaliste, et bouleversent le schéma familial traditionnel qui dominait les premières publications.
Bien que la littérature pour adolescents perpétue encore aujourd’hui des rôles traditionnels, « genrés » dans bien des cas, de plus en plus de romans contemporains greffent à leur intrigue des préoccupations sociétales actuelles. Autre temps, autres mœurs. L’homoparentalité et la question de la PMA ont gagné en visibilité, et la caractérisation des parents en complexité ; ils sont libérés d’une dimension qui se limitait parfois à des attitudes intimement liées à des fonctions stéréotypées, de la mère dévouée au père distant et autoritaire. Certains romans mettent en scène des parents, voire des grands-parents, avec leurs failles, apportant un regard moderne et subtil sur les interactions entre l’adolescent et les membres de sa famille. Ainsi, SOS Parents en panne n’hésite pas, non sans un ton habile et léger, à présenter un père au chômage élevant seul son fils, déprimé et démissionnaire de son rôle parental, tandis que les protagonistes adolescents se démarquent par leur courage et leur énergie à soutenir leurs parents en situation vulnérable.
Des dynamiques familiales entre complicité et vulnérabilité
Aujourd’hui encore, le récit familial est abordé sous un angle sous l’angle de la véracité, en usant d’un ton dramatique et d’un ancrage au plus près de préoccupations quotidiennes. Toutefois, de plus en plus de romans optent pour un ton léger et humoristique, notamment ceux à destination du lectorat pré-adolescent, pour aborder des vies familiales, finalement presque comme toutes les autres, avec leur lot de complicité et de vulnérabilité. À l’image de La vie selon Pippa, le recours à une approche humoristique compense la présence de situations conflictuelles. Dans son journal intime, Pippa, 12 ans, s’interroge sur sa place dans sa famille, au beau milieu de ses parents divorcés dont les trains de vie sont radicalement différents, voire même opposés. Tout en exprimant son ressenti et ses frustrations vis-à-vis de ses deux modes de vie diamétralement opposées, Pippa développe ou digresse sur des sujets triviaux caractéristiques de son âge, qu’elle accompagne de croquis au style vif et enlevé. Dans Moi, ma vie, ma mère en textos, Flora, 13 ans, vit avec sa mère, ou plutôt cette dernière a en la garde mais ses fonctions la contraignent à être constamment en voyage d’affaires. Pour conserver au mieux leur lien fusionnel, elles dialoguent régulièrement par SMS où fusent conversations drôles, légères et petites trivialités du quotidien. Tout le roman repose sur leur échange par textos, soulignant ainsi combien ce mode est devenue pour le duo mère-fille le moyen privilégié pour conserver un lien et maintenir la spontanéité de leur relation.
Des adolescences ambivalentes
Malgré des situations familiales où les parents semblent peu présents physiquement ou peu disponibles, les deux adolescentes sont montrées à travers des préoccupations typiques de leur âge où règne une certaine légèreté. Des filles comme les autres, avec des trains de vie différents et qui composent du mieux qu’elles peuvent avec leur environnement parental. Ainsi, le point de vue alerte et curieux de Pippa oscille constamment entre questionnement sur sa place au sein de ses deux espaces familiaux et des sujets bien de son âge, entre les amours, les amis et la coquetterie. Toutefois, le ton de l’héroïne exprime une certaine ambivalence entre ce qui laisserait supposer une certaine superficialité dans la façon d’aborder les émotions douloureuses d’une adolescente, et le regard d’une jeune fille dont le sens de l’auto-dérision crée de la distance avec les complications que peut parfois générer sa double vie familiale. Quant à Flora, lorsque l’intrigue se fait plus dramatique autour d’un lourd secret de famille, le langage SMS trouve sa limite, malgré la tendresse et la complicité, rendant compte du manque de disponibilité émotionnelle et affective dont elle aurait besoin de la part de sa mère.
Dans le même temps, elles ont suffisamment intégré ce mode de vie pour que leur composante familiale ne soit pas perçue comme une complication supplémentaire à leur quotidien d’adolescente. Seule une situation inédite vient leur rappeler les « carences » de leur famille, sans pour autant tomber dans le pathos.
De la débrouille
En dépit de la place accordée à la crise identitaire que traversent les personnages jeunes, la débrouillardise et la résilience sont autant de qualités valorisées. Les héros témoignent de la façon dont ces jeunes s’ajustent, se représentent le sens des responsabilités au sein de leur(s) cellule(s) familiale(s), pas toujours synonyme(s) de stabilité ni de soutien. Dans La vie selon Pippa, l’héroïne se cherche, tâtonne pour trouver une identité et tente de s’adapter face à deux modes de vie radicalement différents : le père, riche dentiste, habitant un appartement ultra-chic qui offre essentiellement du confort matériel ; la mère bohème, vivant à la campagne, peu investie dans la relation avec sa fille. Le portrait familial caricatural, peu flatteur à l’égard des parents, permet de créer une connivence avec le lecteur et, grâce à son approche humoristique, le personnage de Pippa est valorisé par son regard critique vis-à-vis de ses parents. Dans un tout autre registre, Mon cœur en apnée repose sur le point de vue d’Holly, qui tente de vivre un quotidien presque normal en dépit d’une mère victime d’une dépression. « Parentalisée », faisant les frais d’une vie précaire, Holly se bat pour ne pas sombrer comme sa mère, et tenir le coup en trouvant refuge dans la natation. Malgré sa grande vulnérabilité, elle fait preuve d’une capacité exceptionnelle à endurer et endosser des responsabilités qui ne devraient pas lui incomber, telles les difficultés psychologiques et économiques. Envahie par un sentiment de honte face à cette situation pesante, on la voit ainsi se replier sur elle-même, s’isoler de ses camarades avant de mieux surmonter la situation en développant une amitié solide.
Des amitiés soudées
L’amitié est fortement valorisée dans ces récits. Matilda, Germain et Mehdi, dont les familles traversent toutes une mauvaise passe dans SOS Parents en panne, conservent leur dynamisme grâce à leur amitié soudée. Voisins d’immeubles et amis d’enfance, ils se vivent comme une seconde famille au point de se surnommer « la bande des gazes ». Grâce à leur solidarité sans faille, ils mutualisent leurs efforts pour faire en sorte d’aider et stimuler leurs parents en détresse. De même, dans Ma Vie en apnée, Holly va mieux gérer son quotidien grâce à Ed, et se sentir soutenue lorsqu’ils partageront leurs expériences sur leurs situations familiales respectives. Ed a beau venir d’un milieu aisé traditionnel, son père est un homme violent que sa mère chercher à fuir. Les deux adolescents tissent donc un cocon pour mieux s’épauler grâce à une écoute et une bienveillance à toute épreuve.
Par le biais de ces quatre romans aux styles divers, les regards portés sur ces familles « non traditionnelles » offrent des portraits d’adolescents débrouillards et résilients. Sans jamais tomber dans le sentimentalisme ni le pathétique, elles sont représentées avec leurs grandes failles et leurs petits tracas, comme n’importe quelle famille. Les auteurs montrent des adolescents confrontés, finalement, aux mêmes préoccupations que les autres. Pourtant, lorsque ceux-ci témoignent de plus de gravité, le lecteur est invité à prendre la mesure de leur capacité d’adaptation, tout en soulignant le rôle important du soutien amical. Autre point à noter : le caractère non conventionnel de ces familles semble permettre aux auteurs de se « lâcher » sur les profils des parents. Comme s’il était plus facile d’exprimer les vulnérabilités familiales et individuelles lorsqu’on sort du schéma traditionnel, qui n’est pas pourtant pas en reste en matière de petits et grands problèmes.
Pamela Ellayah et Olivia Ferro
Membres du Comité de lecture jeunesse
Publié dans Notes Bibliographiques N°8/Septembre 2019