[A] La puissance des ombres, de Sylvie Germain

L’ĂȘtre humain Ă  l’épreuve du mal

À travers son personnage principal hantĂ© par l’idĂ©e de la mort, ce dernier roman de Sylvie Germain porte un regard critique, mais aussi plein d’empathie, sur la misĂšre de la condition humaine et de l’homme sans Dieu. Une Ă©criture poĂ©tique, allĂ©gorique, mĂ©taphorique, accompagne cette rĂ©flexion sur les trĂ©fonds de l’ñme.

NĂ©e Ă  ChĂąteauroux en 1954, Sylvie Germain est une figure littĂ©raire incontournable, pas seulement grĂące Ă  de nombreux prix littĂ©raires – entre autres le prix Femina 1989 pour Jours de colĂšre et le Goncourt des lycĂ©ens 2005 pour Magnus. Philosophe de formation et passionnĂ©e par la mĂ©taphysique, elle alterne essais et romans, les premiers Ă©clairant souvent les seconds. On la range volontiers parmi les Ă©crivains mystiques, notamment en raison de son questionnement quasi obsessionnel sur l’absence/prĂ©sence de Dieu. Depuis les annĂ©es 1990, elle dĂ©laisse peu Ă  peu le « rĂ©alisme magique Â» pour se tourner vers le rĂ©el. Elle s’intĂ©resse dans ses derniers romans moins aux drames familiaux qui hantaient ses premiers rĂ©cits qu’aux tragĂ©dies intimes d’ĂȘtres malmenĂ©s par la vie. En 2008, L’inaperçu ouvre la voie de cette nouvelle source d’inspiration dont on trouve une trace dans BrĂšves de solitude, en 2021. En Ă©cho Ă  cette thĂ©matique, le protagoniste de La puissance des ombres est un « personnage fripĂ©, froissĂ© de l’intĂ©rieur Â» dont on suit les affres avec effarement.

Le lecteur est invitĂ© Ă  revisiter la « condition humaine Â» et Ă  retrouver des thĂšmes et des motifs familiers dans le tissage de ce roman si singulier et prenant. L’intrigue ? Deux chutes fatales apparemment accidentelles mais on dĂ©couvre vite l’identitĂ© du meurtrier ; suivront alors ses ruminations et son parcours jusqu’au terme de ce qui n’est ni un policier ni un thriller.

Le mystĂšre de la nature humaine

En exergue l’une des dĂ©finitions les plus marquantes de la nature de l’homme : pour Pascal, c’est « une chimĂšre Â», « un monstre Â», un « chaos Â» dont il est impossible de « dĂ©mĂȘler l’embrouillement Â». Son mystĂšre est alors abordĂ© sans jamais peser : on est entraĂźnĂ© dans une fĂȘte dĂ©guisĂ©e oĂč chacun se mĂ©tamorphose en ĂȘtre « hybride Â», un motif rĂ©current qui traduit en images sa complexitĂ©. Des personnages burlesques et hĂ©tĂ©roclites prĂ©tendent avec jubilation ĂȘtre « mille dĂ©mons Â». On s’amuse facilement de l’irruption d’individus dont les accoutrements illustrent les noms… de stations de mĂ©tro ! Ce jeu loufoque sur le monde souterrain devient rapidement un dĂ©bat aussi dĂ©cousu que surprenant avec le marquis de Sade qui « force Ă  descendre lĂ  oĂč l’on ne veut pas aller, Ă  voir ce que l’on ne veut surtout pas voir Â», Ă  sonder les trĂ©fonds de l’ñme dans ce qu’elle a de plus inquiĂ©tant. Un premier Ă©cho Ă  la mĂ©taphore du titre qui renvoie aux « ombres Â» portĂ©es des corps, ombres parfois lĂ©gĂšres et sympathiques mais trop souvent bien inquiĂ©tantes.

Le mystĂšre du mal

Les ombres sont aussi la reprĂ©sentation allĂ©gorique du mal qui sourd en chaque ĂȘtre et qui peut jaillir dans ce que la psychanalyse appelle le « raptus Â», ce moment oĂč le « dĂ©mon intĂ©rieur, le refoulĂ© explosent Â» et peuvent pousser Ă  tuer. L’auteure recourt volontiers Ă  l’imagerie des contes et de la mythologie grĂ©co-romaine, pour tenter de cerner « le versant nord de la monstrueuse chimĂšre que nous sommes Â». Si la rĂ©fĂ©rence au Minotaure est rĂ©currente, le Centaure, lui, en devient carrĂ©ment obsĂ©dant. Le combat contre le mal, quand il devient une lutte intĂ©rieure contre une puissance indĂ©finissable, conduit souvent Ă  la chute. De nombreux personnages se jettent ou sont prĂ©cipitĂ©s dans le vide. Le mal collectif, c’est bien sĂ»r la guerre, et plus prĂ©cisĂ©ment ici la guerre d’AlgĂ©rie avec son cortĂšge d’horreurs qui ont abĂźmĂ© pour toujours ceux qui l’ont vĂ©cue.

Extrait

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« Avez-vous dĂ©jĂ  eu envie de tuer quelqu’un ? De tuer pour de vrai Â», rĂ©pond Sylvain [
]. Il dit cela d’un ton neutre qui dĂ©concerte les convives.
« Ben, en voilĂ  une idĂ©e ! s’étonne Simon.
– Une idĂ©e Ă  la con, ajoute Gladys. Et puis, ça veut dire quoi tuer pour de vrai, tuer pour de faux ?
– Pour de vrai : passer Ă  l’acte. Croyez-vous que tout le monde peut commettre cet acte ?
– Potentiellement peut-ĂȘtre, mais dans les faits, non, et c’est heureux. [
]
– Il y a des pulsions soudaines, on ne sait jamais, personne ne peut affirmer qu’il ne fera jamais ceci ou cela. Â»

La tragĂ©die intĂ©rieure de « ceux qui ne sont rien Â»

Lors de la fĂȘte dĂ©guisĂ©e, un certain Sylvain Leuseudre officie comme serveur ; il est ravi dans un premier temps d’exister aux yeux des autres mĂȘme sur le mode burlesque : le couple organisateur l’a affublĂ© d’un chapeau melon comme le bonhomme de la publicitĂ© crĂ©Ă©e dans les annĂ©es trente pour la marque Dubonnet. Le slogan « Dubo-Dubon-Dubonnet », parfaitement visible dans le mĂ©tro pendant des dĂ©cennies, annonce pourtant la moquerie par le jeu homonymique qui accompagne trois personnages stylisĂ©s et progressivement noircis. Quand cet homme simple entend les intellectuels disserter avec cynisme sur le crime et les tueurs en sĂ©rie, son sang ne fait qu’un tour. Le lecteur dĂ©couvre un ĂȘtre en souffrance qui prend progressivement conscience, en Ă©coutant des poĂšmes et des chansons slamĂ©es, qu’il n’est peut-ĂȘtre « rien », qu’il n’a mĂȘme pas de « contour, seulement du vide sans cadre ». C’est l’effondrement et la terrible expĂ©rience de son inexistence aux yeux de la sociĂ©tĂ©, expĂ©rience qui le rapproche de certains personnages des BrĂšves de solitude ou de L’inaperçu.

Un regard critique sur le monde et l’humanitĂ©

La romanciĂšre n’est assurĂ©ment pas une auteure engagĂ©e mais elle porte un regard volontiers ironique sur le monde dont un des personnages au grand cƓur, « irrĂ©signĂ© au chaos Â» et « Ă  l’injustice repue d’impunitĂ© Â», souligne « l’interminable course de relais menĂ©e par la violence, la haine et la bĂȘtise ». Plus que tout, c’est l’absence d’humilitĂ© et de bontĂ© qui l’afflige. Dans BrĂšves de solitude, elle Ă©voquait dĂ©jĂ  « l’ordinaire compĂ©tition de la bĂȘtise et de la mesquinerie Â».

Les arts pour réenchanter le monde

Lors des funĂ©railles d’une des victimes, la danse, la musique et la poĂ©sie sont convoquĂ©es pour rendre hommage au dĂ©funt. Ces arts rĂ©unis « enchantent Â» paradoxalement le meurtrier et le conduisent Ă  une prise de conscience aussi douloureuse que salutaire. Les arts donnent subtilement Ă  un ĂȘtre en profonde dĂ©tresse quelques clĂ©s pour tenter de dĂ©nouer « des nƓuds de silence Â» qui l’étouffent depuis trop longtemps. Le protagoniste, qui a vĂ©cu presque sans mots ou du moins sans mots justes et vrais, dĂ©couvre que « seuls les mots des poĂšmes et des chansons parviennent Ă  rĂ©enchanter un peu la vie Â». La fin sublime du roman illustre Ă  merveille cette transfiguration.

Une Ă©criture incantatoire

Si les mots sont parfois des « tiques Â», ils sont avant tout la base d’une Ă©criture poĂ©tique qui jongle volontiers avec les nĂ©ologismes, les gradations et les Ă©numĂ©rations pour rendre les mille nuances du rĂ©el et en traduire les vibrations. L’écriture part d’images, de mĂ©taphores filĂ©es Ă  loisir comme « la chimĂšre Ă  mĂ©tamorphoses Â» qui surgit çà et lĂ . Moins foisonnante et plus Ă©purĂ©e, elle n’a rien perdu de son intensitĂ© et de son pouvoir de suggestion. Rien d’étonnant si Verlaine et la poĂ©tesse Marie NoĂ«l y ajoutent leurs voix.

Sylvie Germain signe dans La puissance des ombres un texte puissant, inspirĂ©, portĂ© par un regard empathique sur un ĂȘtre blessĂ© par la vie auquel elle tente de redonner une forme d’humanitĂ© et de dignitĂ©, alors mĂȘme qu’il semble vaincu par la « chimĂšre Â». Un roman intense qui donne Ă  rĂ©flĂ©chir sur la dĂ©risoire comĂ©die humaine et sur la « misĂšre de l’homme sans Dieu Â» pour reprendre la cĂ©lĂšbre formule pascalienne. Cependant, Ă  la puissance des ombres rĂ©pond malgrĂ© tout et toujours la puissance de l’art.

Annie Karnik, lectrice du comité Adultes
Juin 2022

Sylvie Germain, La puissance des ombres. Albin Michel, 2022.