Je suis Jésus. Un récit de vie comme les autres ?
« Je suis né à Bethléem, il y a trente ans. Ma mère, quand j’étais enfant, racontait la nuit légendaire de mon épiphanie pour me rendre supportables les longs voyages à dos d’ânesse… » (p.7)
Pour qui connaît de près ou de loin les Évangiles selon Saint Luc et Saint Mathieu, qu’attendre des 300 pages d’un narrateur nommé Jésus ? Quelque surprise… L’autobiographe, en général, se livre à cet exercice au soir de sa vie pour en faire le bilan avant que d’autres le fassent à sa place. L’écriture du moi est chose sérieuse ! Les Confessions de Saint-Augustin, ou celles de Rousseau en témoignent, même si, dans ce miroir déformant ou fragmenté de la vérité, le lecteur, trop souvent, ne cherche que l’insupportable mensonge… Mais il s’agit ici d’une autobiographie fictive à l’instar des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Dès lors, est en jeu un autre parler vrai, lié à la liberté que prend l’écrivain de réécrire la légende, le mythe initial, pour en interroger le sens. Peut-on parler de Jésus ou le faire parler sans qu’on crie au scandale ? Mal en prit à Renan, désireux de faire entrer dans l’Histoire le fait religieux, de publier, sous forme d’essai, une Vie de Jésus ! Que dire alors du roman ? Jésus personnage ? Sous la plume de José Saramago dans L’Évangile selon Jésus-Christ et sous celle de Giosuè Calaciura, la métamorphose est faite et assumée.
Je suis Jésus se donne à lire comme un roman d’apprentissage, celui d’un narrateur de trente ans se remémorant ses années de jeunesse. Bilan précoce d’une existence, puisque, seul, l’auteur omniscient connaît l’imminence de la mort de son personnage ! Pressé par Judas, Jésus rejoint à la fin du roman son cousin Jean, au bord du Jourdain. « Il a promis à tout le monde que tu allais arriver. » (p.350). L’auteur abandonne là son personnage : le livre refermé, Jésus est le Messie.
Rétrospectif, le récit est ainsi ordonné entre le pôle d’une naissance « légendaire » et celui de cet appel. Le Jésus de Giosué Calaciura est un garçon comme les autres : une famille aimante, l’apprentissage du travail du bois avec son père, de la lecture et de la Loi avec sa mère, un secret de famille crucial, l’abandon brutal du père, ses fugues d’adolescent, son éducation sentimentale, ses responsabilités de jeune adulte enfin dans un pays mis à feu par le pouvoir romain. Le récit, dynamique, est entrecoupé de pauses descriptives entre lyrisme et fantastique. Néanmoins, ni sacrilège, ni iconoclaste, le romancier ne feint d’ignorer ses sources. Certes il prend des libertés avec les Évangiles : Barabbas, le saltimbanque, Jean à la tête d’une troupe de jeunes rebelles militants « qui avaient choisi un Credo plus dur, plus extrême » (p.173), Délia, la danseuse voilée, Anne la jeune fille « libre de tout joug et de tout devoir » ne sont pas tout à fait ceux qu’on croit connaître, mais qu’importe : le pas de côté de l’écrivain enrichit malicieusement l’histoire, comme d’autres l’ont fait de l’Iliade ou de l’Odyssée. La magie des grands textes ne tient-elle pas aux multiples versions que leurs sources lointaines autorisent ? Le mythe affleure au gré des souvenirs d’enfance du narrateur, celui, par exemple, d’inexplicables fièvres, assorties de cauchemars hallucinés : « tandis que ma mère étreignait mes pieds posés l’un sur l’autre, j’écartais les bras en croix, comme des ailes d’oiseau… » (p.21). Il affleure aussi, détourné avec désinvolture, quand Jésus évoque l’inconsciente bravoure avec laquelle il a sauvé Judas de la soldatesque romaine : « Je n’aurais pas pu trahir Judas », confie-t-il (p.287). L’écrivain s’amuse et nous amuse ! À moins qu’il ne s’interroge comme son personnage :
« Quand je réfléchis aux moments les plus importants de ma vie, aux bifurcations sur mon chemin (…) je ne peux m’empêcher de penser à quel point tout est dû au hasard. Aucun signe, aucune annonce et pas d’itinéraire assuré. » (p.65)
Je suis Jésus. Un père en héritage
Joseph ! Celui qui se refusa toujours à lui raconter sa naissance mais veilla sur sa sécurité d’enfant menacé par « le fils du roi qui haïssait les enfants » (p.16). Comme dans un conte ! C’est lui qui, le soir, choisissait dans l’atelier où il lui apprenait son métier « les copeaux les plus beaux et les mettait dans (ses) cheveux, boucles supplémentaires de tendresse ». (p.19).
Son départ incompréhensible est vécu par l’adolescent de douze ans comme une trahison : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (p.180) ; mais, à trente ans, il en mesure la puissance émancipatrice. Une analyse pertinente accompagne cette lecture ironique de l’interrogation biblique : « Une pensée se fit jour enfin : rechercher son père revient surtout à s’en libérer. (…) J’étais en train de devenir un adulte différent de mon père. Je le trouvais en le désavouant. » (p.121). Comme un leitmotiv, elle est aussi le fil rouge du périple entrepris par le héros, génératrice des épisodes suivants de son « grand tour ». La figure paternelle ainsi affirmée bénéficie même d’un double, un père spirituel nommé, lui aussi, Joseph, rencontré sur la route. La fiction autorise cette passation de relais et la filiation assurée du « fils de charpentier » qui va reconstruire Nazareth. Pour autant, l’écrivain ne renonce pas au merveilleux, à la poésie du mythe : Jésus rêve qu’il marche sur l’eau, des cèdres, dont le village a besoin pour renaître, poussent miraculeusement en une nuit et les coupes se remplissent de vin quand on fête les noces qui suivent. Autant de clins d’œil ajoutant à la saveur de ce texte qui construit, étape par étape, un réel hommage à la paternité, celle d’un homme bien de ce monde.
Je suis Jésus. Sous le regard d’une mère
Sans aucun doute, Marie est au centre du roman. Giosuè Calaciura prend avec l’orthodoxie catholique des libertés … déjà prises par d’autres. Mais à sa manière, désinvolte, ironique. Ainsi dévoile-t-il, à mi-parcours le « possible secret » de la naissance de Jésus et le prénom de Gabriel, confusément évoqué par Marie, est chuchoté en famille… Étonnante variante de l’Annonciation ! Les peintres de la Renaissance italienne chargés de représenter la future maman n’ont-ils pas eux aussi interprété l’événement en donnant à Marie différents visages… Quoi qu’il en soit de ce mystère, dès l’ouverture du roman, la voici, conteuse infatigable de la légende initiale. Premier mensonge que lui reprochera son fils. Agit-elle ainsi pour son bien ? Elle suit pas à pas, en silence, ce fils qui l’a faite mère, exaspérante de sollicitude pour l’adolescent, implacablement jalouse de l’exclusive de son rôle :
« Je sais maintenant que ma mère est coupable. Il n’y avait pas dans son projet de place pour ce père-là, vieux et incommode, hostile même aux leçons de religion du soir, quand il nous regardait sans nous comprendre. Il aurait voulu pour moi l’attention laborieuse des mains, la peine au travail et la sueur, et probablement des petits-enfants. Ma mère était d’un autre avis. » (p.40)
Dans son absolu respect de l’Annonciation, cette mère-enfant est devenue en trente ans une vieille femme muette et obstinée. Giosuè Calaciura laisse à la compassion du lecteur le droit de poursuivre et de la transformer en piéta, en mater dolorosa, comme le veut la tradition. Le roman s’achève avant, au moment où va se réaliser son projet : elle sera la mère du Messie.
« Ma mère, comme toutes les femmes qui ont des enfants, était certaine que son fils changerait le monde. Il en bouleverserait la perspective, il arrêterait l’inertie stérile du temps qui lui paraissait figé et immuable. Cela dans l’intérêt de chacun, mais surtout à son bénéfice à elle, la femme, la mère : son fils tracerait pour elle un nouveau destin. » (p.122)
C’est sans appel ! À elle, le tout dernier mot de la fin : « Raconte à tout le monde que tu es mon fils, le fruit de mes entrailles » (p.351). Elle est celle qui, patiemment, a tracé la route menant son fils au Golgotha, pour que se réalise son destin.
Je suis Jésus. Une tragi-comédie ?
La tragédie n’épargne personne, le théâtre grec nous l’a appris. Jésus, enfant, jouait « au prophète, au petit Messie » (p.98), comme d’autres jouent au soldat. Comment réaliser son destin sinon en sacrifiant sa vie ? Le roman d’apprentissage qui lui est consacré recense les échecs successifs d’un jeune homme voué au chagrin d’aimer, dupé par ceux à qui il accorde sa confiance, condamné à voir détruit tout ce qu’il construit, interdit de devenir un homme, comme l’aurait souhaité Joseph. À Marie, la fierté d’avoir bordé cet itinéraire, d’avoir tremblé quand l’aspiration à la vie risquait de dévoyer « son » messie… Que la joie doit être triste dans de telles conditions ! Mais Giosuè Calaciura désamorce le tragique inhérent à SA lecture des Évangiles par une sorte de rage joyeuse à bousculer l’histoire. Ses pas de côté, surprenants d’extravagance parodique, sont ceux d’une absolue liberté d’écrivain, riche de l’héritage biblique qui fonde largement la culture occidentale : un saltimbanque, une sorte de clown blanc emporté par son récit, « prédit » facétieusement à Jésus sa passion et sa crucifixion, « un final qui ne m’appartenait pas » commente l’intéressé (p.336). Certes ! Le romancier maîtrise avec élégance tous les registres sans se contraindre à un seul, un peu comme le faisait Shakespeare. À quelle fin ? Le titre du roman contient peut-être une réponse : Je suis Jésus ! Quoi de plus simple que cette définition de soi ? « Ecce Homo » , aurait dit Nietzche, poursuivant sur le mode ironique, « humain, trop humain ». Le rapprochement est tentant pour affirmer que l’homme – nommons-le Jésus – assigné ou pas à un autre destin, est fondamentalement un Homme.
Claudine Bergeron et Marie-Thérèse Devèze, lectrices Hors Champ
Octobre 2022
Giosuè Calaciura : Je suis Jésus. Notabilia, 2022
Pour poursuivre la lecture
Deux autres titres du même auteur, aux Éditions Noir sur Blanc, Notabilia :
Borgo Vecchio, 2019
Le Tram de Noël, 2020
Et, en rappel :
Vie de Jésus, d’Ernest Renan, 1863
L’Évangile selon Jésus-Christ, de José Saramago, 1991
Quelques suggestions cinématographiques
Le Roi des Rois, de Nicholas Ray, 1961
Le Mystère du printemps, de Manoel de Oliveira, 1963
L’Évangile selon Saint Matthieu, de Pier Paolo Pasolini, 1964
Je vous salue Marie, de Jean-Luc Godard, 1985