Inclassable, Sandrine Collette maîtrise toutes les nuances du roman noir. Elle excelle à créer une atmosphère violente et envoûtante. Dans son dernier livre, le dixième, son écriture brute et syncopée gagne encore en puissance.
On était des loups
Liam, le héros et narrateur, a choisi de s’installer en haute montagne, loin des villes. Il part régulièrement dans de longues expéditions pour traquer le gibier et partage cette existence rude de marginal avec sa femme Ava et leur fils de cinq ans, Aru. Jusqu’au jour où, de retour de chasse, il découvre, mourante, son épouse qu’un ours vient d’attaquer. En mère aimante, elle a pu sauver leur fils en le couvrant de son corps. Fou de douleur, Liam s’embarque pour un long périple à cheval pour se débarrasser d’Aru en le confiant à de vagues parents.
Sandrine Collette inscrit l’intrigue de ce nouveau roman noir dans la solitude éprouvante d’une nature souvent hostile qui impose à l’homme un rude combat pour survivre. La chasse n’exclut pas la contemplation de la splendeur du monde. L’œuvre donne à entendre le monologue intérieur d’un jeune veuf qui livre sans filtre, dans un style souvent heurté, presque sans ponctuation, ses ressentiments et ses inquiétudes. Marqué par la violence d’un père taiseux, il refuse d’assumer la lourde charge d’élever son fils dans un milieu âpre, loin du monde de ses contemporains qui ne lui inspirent que mépris et méfiance. Quand il entraîne son enfant dans une folle randonnée à cheval, bien décidé à se séparer de lui, l’écriture traduit dans un rythme haletant le crescendo dans l’intensité dramatique tout en dévoilant le dilemme d’un homme acculé face à une paternité non choisie. Loin des envolées lyriques des adorateurs de mère Nature, une très belle méditation sur le pacte difficile mais exaltant avec le monde sauvage, celui des loups avec lesquels père et fils apprennent à « chanter ». Un roman prenant et très intense qui interroge sur le rapport au monde et à la nature de l’homme moderne, ainsi que sur la paternité.
Extraits
Moi je porte des armes j’abats des cerfs et je pars chasser pendant une semaine en bivouaquant sous les étoiles ou dans une tente, et au milieu de ces espaces-là il n’y a pas de place pour un enfant. (…) Il y avait deux mondes désormais et même le nom du gosse je ne le connaissais pas avant que ma femme le prononce.
D’un côté ma solitude mon regard dans les montagnes et dans les arbres, ma respiration qui descend au bas de la terre le soir quand je m’assieds près du feu avec les chevaux entravés juste derrière moi et une couverture sur les épaules. De l’autre eux deux – je me sentais tellement loin d’eux même si j’étais content de les avoir ce n’est pas ça, c’est juste qu’on ne vivait pas dans le même univers c’est tout, ils étaient fragiles et doux et ça me décontenançait parce que je n’ai rien vu de fragile et de doux qui perdure dans ce coin et puis c’était comme j’avais dit, le môme il ne servait à rien.
Page 20
À partir de ce moment je n’ai plus eu qu’une idée en tête et c’était de me débarrasser de lui il me ramenait sans cesse à la mort d’Ava. Il ne s’en rendait même pas compte. (…)
J’ai préparé nos sacs et je les ai sanglés sur le dos de Dark et Ball. Il y avait de quoi tenir un voyage de six jours puisqu’il n’y avait pas d’avion et que la motoneige était bloquée par l’été. (…)
Mon plan c’est qu’à la ville il y a mon oncle et ma tante et je vais leur laisser le môme.
Page 48 et 49
Il est là mais il pourrait aussi bien ne pas y être tellement il ne fait pas de bruit. Il aurait pu être un renard ou un lynx et ne laisser aucune trace même dans les courants d’air. Est-ce que j’ai peur qu’il se sauve et c’est pour ça que je me retourne et lui souris chaque fois et il me fait un petit signe de la main, je pense arrête de faire ça c’est plein de confiance et la confiance je suis en train de lui marcher dessus.
Page 51
Inclassable
Impossible, après ce roman choc de la rentrée littéraire (et les précédents), de passer à côté de cette auteure, la grande-dame-du-roman-noir-français !
Impossible également de la classer, les libraires et bibliothécaires s’arrachent les cheveux ; elle s’en explique d’ailleurs elle-même : « Ils ne savent pas où me placer, côté polar ou côté littérature générale… J’estime pour ma part que j’écris des romans noirs, c’est à dire des romans sombres privilégiant la psychologie des personnages et surtout l’atmosphère. »
Oui, « atmosphère », c’est bien le mot, un peu à la façon des westerns qui vous embarquent au rude galop des chevaux – que la romancière adore – au rythme des grands espaces dans une nature belle, cruelle, oppressante qu’elle fait sienne.
Ses héros, ou anti-héros, souvent à vif, souvent taiseux, sont fouillés au plus profond par sa plume incisive et elle parvient (par quelle magie ?) à nous faire entrer dans leur douloureux monologue intérieur. Avec eux on succombe à des émotions contradictoires, à l’angoisse, à la panique puis tout à coup derrière les nuages bas, les orages, c’est parfois le grand soleil de la tendresse humaine.
Oui, il y a un peu de magie dans ce pouvoir de captation de l’attention du lecteur, dans cette imagination, aux confins de l’humanité et de l’animalité, à la fois si différente et si proche de livre en livre.
Et si les romans de Sandrine Collette sont difficiles à classer, ils paraissent aussi difficiles à comparer. Peut-être certains d’entre eux, en particulier On était des loups, seraient-ils de la même veine que des grands romans américains, tels ceux de Ron Rash ou David Vann, dans leur confrontation puissante avec la Nature dotée d’un grand N.
Comme eux, à travers la rage de ses personnages, Sandrine Collette incarne un monde sauvage et roboratif qui tranche avec une littérature actuelle souvent moutonnière et nombriliste !
La romancière
Sandrine Collette, née à Paris en 1970, partage son temps entre l’écriture et l’élevage de chevaux dans le Morvan, au pied du Mont Beuvray où elle vit. Après un master en philosophie et un doctorat en science politique, elle est chargée de cours à l’université de Nanterre.
Sa carrière littéraire démarre en 2013 avec Des nœuds d’acier aux éditions Denoël, couronné par le Grand prix de littérature policière 2013, le Trophées 813 du meilleur roman francophone 2014 et le Prix littéraire des lycéens et apprentis de Bourgogne 2014.
C’est ensuite le Prix Landerneau du polar 2016 pour Il ne reste que la poussière, éditions Denoël, 2016.
Puis le Prix Sang d’Encre des lycéens Vienne 2017 pour Les Larmes noires sur la terre, éditions Denoël, 2017.
Et toujours les Forêts, JC Lattès, 2020, reçoit de nombreux prix : Grand prix RTL-Lire, Prix de la Closerie des Lilas, Prix du Livre France Bleu-Page des Libraires, Prix Amerigo-Vespucci.
Actuellement On était des loups, paru en 2022 chez JC Lattès, est en lice pour : le Prix Renaudot, le Prix Renaudot des lycéens, le Prix Femina, le Prix Femina des lycéens, le Prix Jean Giono.
Bibliographie
Cliquer sur les titres pour lire la critique des Notes
- Des nœuds d’acier, Denoël, 2013
- Un vent de cendres, Denoël, 2014
- Six fourmis blanches, Denoël, 2015
- Il reste la poussière, Denoël, 2016
- Les Larmes noires sur la terre, Denoël, 2017
- Juste après la vague, Denoël, 2018
- Animal, Denoël, 2019
- Et toujours les Forêts, JC Lattès, 2020
- Ces orages-là, JC Lattès, 2021
Annie Karnik et Claire Geoffroy
Octobre 2022