Comment échapper aux guerres et aux idéologies mortifères ? N’y a-t-il aucune alternative que déserter ? Pour survivre seulement, alors que les âmes sont abîmées ? Ou pour s’ouvrir à de nouvelles perspectives et espérances ? Pour tenter de renaître, à l’instar de la nature printanière qui fait triompher la vie et l’espoir ?
Le livre
La guerre qui abîme les corps et les âmes mais…
Le soldat déserteur est devenu une machine à tuer. La puanteur et la saleté de la guerre se sont incrustées en lui et il doit composer avec les forces du mal, apprendre à les faire taire. Pourtant, dans sa fuite, il est peu à peu lavé de la laideur de la guerre par la somptueuse splendeur de la nature méditerranéenne que l’auteur excelle à évoquer. La placidité et l’innocence d’un âne, personnage biblique, vont contribuer à le conduire vers une possible rédemption dans une rencontre avec l’autre, une autre victime.
Face à la barbarie et aux oppressions, l’amour, les mathématiques et la poésie
Le mathématicien Heudeber, sa fille dont le prénom Irina veut dire paix et, dans une moindre mesure, Maja, sa compagne de luttes et son amour sans partage, sont des doubles de l’auteur. Tous œuvrent pour célébrer l’universalisme du savoir, une forme d’œcuménisme scientifique mariant l’Orient et l’Occident, alors même que s’effondrent les tours du World Trade Center. Le parallèle avec l’arrivée d’une nouvelle guerre vingt ans plus tard s’impose. En 2001, l’hommage à Heudeber et aux mathématiques tourne court face à la violence de l’Histoire mais survivront les recherches, les écrits et les éminentes figures des mathématiciens humanistes. S’inscrit dans le roman un curieux et fascinant texte fictif qui marie poésie et algèbre comme un ultime recours pour terrasser le Mal et déserter.
Déserter pour être suprêmement libre
Comment résister au nazisme, subir l’enfermement pour ses idées et devenir l’otage d’un système totalitaire auquel on a cru ? Comment déserter et se libérer quand l’infinité des « nombres premiers » ne protège plus des désillusions ? Comment échapper au rouleau compresseur de la guerre quand on est un soldat anonyme ou une simple femme martyrisée par des combattants déshumanisés ? Le roman nous entraîne irrésistiblement dans cette quête désespérée et laisse poindre ici et là une lueur d’espoir.
Une écriture libre d’une puissance suggestive exceptionnelle
Le mathématicien fictif Heudeber écrit ses Conjectures de Buchenwald en vers libres. C’est précisément cette forme que choisit Enard en libérant la syntaxe, en délestant ses phrases d’une ponctuation qui plomberait les monologues intérieurs. Le lecteur est porté, bousculé et séduit par un flux continu d’impressions et de réflexions qui s’entrecroisent et se font écho dans une langue vibrante au pouvoir incantatoire qui mêle poésie et rigueur.
Extraits
… la guerre a tout remis à zéro, tout effacé tout raboté tout limé, les automobiles calcinées sur le bas-côté des routes les avions des taches au soleil couchant un vrombissement un sifflement et tout s’embrase dans les hurlements de la défaite, les voisins crachent soudain devant vous, leurs enfants prennent des airs et menacent, vous devenez des proies, vous étiez les maîtres vous devenez des proies pour leurs yeux sales, la guerre salit de haine le regard des enfants, de haine et de lassitude, tout grandit, tout multiplie le Mal et la douleur, la brûlure du viol se lit sur tous les fronts souillés, les nuques ploient sous la honte des crânes rasés, les nuques ploient pour qu’on les frappe.
Elle caresse l’âne et serre son encolure entre ses bras, il est tout ce qui reste d’avant la guerre…
À propos de Paul Heudeber, le mathématicien :
… son rôle de divulgateur, si important pour lui, la science à la portée de tous, lui qui criait si souvent « pour faire de la physique ou de la biologie il vous faut des laboratoires, de l’argent, alors que pour percer en mathématiques vous n’avez besoin que d’une bibliothèque, d’esprit et d’émulation ». Les mathématiques étaient portables, on pouvait avoir plus ou moins l’état de la question dans la tête. On pouvait émigrer avec ses théorèmes, ses hypothèses, son laboratoire sur son dos, comme l’avait fait Emmy Noether. On pouvait facilement et à peu de frais couvrir la planète d’un réseau (Paul disait une « galaxie ») d’Instituts de Mathématiques qui puiserait sa force dans la jeunesse des pays décolonisés qui accèderaient à la liberté et rejoignaient les forces antifascistes. Paul avait été aussi un pédagogue, un formateur, un grand rêveur de l’universalisme du savoir.
L’auteur
Mathias Enard, né à Niort en 1972, est un polyglotte, traducteur de l’arabe et du persan, un Barcelonais d’adoption et un romancier dont l’érudition force le respect. Passionné par l’histoire des guerres et des conflits qui ont agité et bouleversé le monde, il rêve de jeter des ponts entre civilisations et en particulier entre l’Orient et l’Occident. Il multiplie les prix littéraires et obtient en particulier le prix Goncourt en 2015 pour Boussole. La guerre en Ukraine le conduit à remanier en partie le manuscrit de son dernier roman Déserter.
Bibliographie
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- La Perfection du tir, Actes Sud, 2003. Sur une guerre civile. Prix des cinq continents de la francophonie.
- Remonter l’Orénoque, Actes Sud, 2005. Voyage d’une infirmière sur l’Orénoque.
- Zone, Actes Sud, 2008. Sur l’histoire sanglante de la Méditerranée. Une œuvre atypique, composée d’une seule phrase, véritable coup de génie tant sur le fond que sur la forme qui lui vaudra pas moins de six prix littéraires dont le Prix Décembre 2008 et le Prix du Livre Inter 2009.
- Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes Sud, 2010. Le projet de construction d’un pont à Constantinople par Michel-Ange. Goncourt des Lycéens.
- Rue des voleurs, Actes Sud, 2012. Voyage et initiation d’un jeune Marocain.
- Boussole, Actes Sud, 2015. La musique et dialogue entre l’orient et l’Occident. Prix Goncourt 2015.
- Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, Actes Sud, 2020. Un ethnologue dans les Deux-Sèvres, évocation truculente de la ruralité.
Adaptations
- Remonter l’Orénoque (2005) a été adapté au cinéma en 2012 dans À cœur ouvert par Marion Laine
- Rue des voleurs a été mis en scène au théâtre en 2016.
A. Karnik et M. Bourgeat, lectrices du comité adultes des Notes.
Septembre 2023