« On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille…
Etre né quelque part, pour celui qui est né c’est toujours un hasard. »
Cette chanson de Maxime Le Forestier (1987) s’accorde bien à l’histoire du Vilain Petit Canard, célèbre conte écrit par Hans Christian Andersen en 1842. Le conte a été repris et adapté depuis à maintes reprises. Marie-Sabine Roger en propose une réécriture réjouissante dans Le Vilain Petit Machin.
Une histoire d’oeufs ou Le Vilain Petit Machin
Ça commence avec une histoire d’oeufs
L’album s’ouvre avec les pages de garde avant où sont disposés des œufs sur un fond jaune (poussin) éclatant. Toutes sortes d’oeufs, des microscopiques, des petits, des moyens, des gros, plus ou moins ronds, plus ou moins ovales, plus ou moins mouchetés. À la fin du livre, sur les pages de garde arrière, on découvre les animaux sortis de ces oeufs : des oiseaux bien sûr mais également des poissons, serpents, tortues, mouches, et même un ornithorynque qui appartient à la famille des monotrèmes, rares mammifères à pondre des œufs. Ne jamais oublier de regarder les pages de garde dans les albums pour la jeunesse ! Et ici c’est déjà tout un programme. Trois plumes duveteuses virevoltent sur la page de titre, et l’album commence. Un œuf est scruté avec circonspection par un trio : le lièvre (de Pâques) imagine un œuf en chocolat, le cuisinier y voit un oeuf au plat, et la poule un oeuf fécondé d’où sort un poussin.
Avertissement :
« Se fier au regard des autres peut nous rendre très malheureux ».
Puis nous entrons dans le vif du sujet avec Joséphine Colvert, « cane de son état » qui a pondu cinq œufs, ce dont elle n’est pas peu fière. Silence on couve… Quand, patatras, un coup de vent brutal envoie rouler les œufs « de-ci et de-là ». Il faut à la cane toute une journée pour les retrouver. Il sont désormais six. Qu’importe. Vient l’éclosion : cinq petits canetons « et puis aussi… Enfin, un… Heu ? ». Un machin, déclarent cruellement ses frères et sa sœur. On connaît la suite de l’histoire, l’enfant aimé malgré tout de manière inconditionnelle par sa mère, mais mal dans sa peau, qui ne se sent pas à sa place. Jusqu’à ce que…
Un texte drôle, mordant, ironique
Marie-Sabine Roger aime les mots et elle sait en créer de nouveaux quand c’est nécessaire pour aller au plus près de ce qu’elle veut dire. On se souvient de son roman À la vie, à la… , paru chez Nathan en 2005, dans lequel un petit garçon qui va bientôt mourir s’exprime avec des mots imagés : « Cette nuit la Vomille est revenue ». Ici rien d’aussi tragique. On parle de « zoulis-zoulis » œufs bien « meugnons-meugnons », de cygnettes et de brochette pour les cygnes et le brochet femelles. Un langage familier donne un ton enlevé et joyeux — la grasse mat’, des crétins, voili-voilou –, des jeux de sons dans les phrases (« dans la nichée s’était niché un inconnu »), ou des paronymes (« chance insigne, la cygnette lui fit un signe ») qui prennent toute leur saveur dans une lecture à haute voix. Enfin des conclusions rapides ne souffrant aucune contradiction : « C’est bien fait. Voilà tout ». Voire réduites à un seul mot : « Plof. « Ouf ».
On peut aussi lire entre les lignes et déceler une critique ironique de la société humaine :
« Car les canards, c’est entendu, sont bien différents des humains, dont la bonté, la charité, la tolérance et la douceur sont depuis toujours reconnues ».
Plus discrètement, la future mère, Mademoiselle Colvert, n’a pas de monsieur canard, et elle se réjouit de la naissance de quatre mâles (youpi), un peu moins de celle d’une femelle (bon, tant pis). Machin devenu grand et imposant, les canetons rikikis continuent à se moquer de lui, mais à « mi-voix… car on n’est jamais trop prudent ». Enfin, l’adolescence des enfants semble bien éprouvante pour la maman. Et puis il y a aussi cette grande interrogation : comment s’entraider quand on ne peut pas se comprendre ? À l’exemple du brochet qui bubulle sans parvenir à se faire entendre.
Et n’oublions pas la (deuxième) morale à cette histoire :
« Arrêtez de douter de vous
La première personne qui doit vous apprécier, c’est vous-mêmes ».
Hans Christian Andersen
Hans Christian Andersen (1805-1875) était romancier, dramaturge, poète et conteur danois. Il s’adonnait également à l’art des papiers découpés, comme le raconte Jens Andersen dans le numéro de La Revue des livres pour enfants* réalisé à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. L’histoire se souvient de lui plus comme d’un conteur. Isabelle Jan, dans le même numéro, dit de lui qu’il a su inventer un langage et donner au conte une dimension nouvelle et singulière et que « c’est par [les contes] qu’il est éternel et « conteur » de toujours ». (p. 76).
Et parmi ses 173 contes, l’un des plus célèbre est probablement Le Vilain Petit Canard, un conte presqu’autobiographique. Né dans une famille très pauvre, Hans Christian enfant et adolescent a subi les moqueries et le mépris de ses camarades et de ses professeurs. De plus, très grand pour son époque, son physique déplaisait.
Les versions séparées des contes dans l’édition sont trop souvent de mauvaises adaptations. Aussi faut-il saluer l’album paru à Amsterdam en 1893, et publié pour la première fois en France en 2007 chez Circonflexe, qui propose un beau texte placé dans de petits cartouches bien insérés dans les merveilleuses lithographies de Theo van Hoytema (1863-1917), artiste hollandais, figure de l’Art nouveau. Cet ouvrage est malheureusement épuisé aujourd’hui. À découvrir en bibliothèque donc.
Pour lire la version originale du Vilain Petit Canard il faudra donc soit recourir aux anthologies, soit se rendre sur Gallica. Mais on peut aussi, de façon plus conviviale, l’écouter via l’application Gallicadabra.
Outre le plaisir d’entendre un récit qui n’a pas vieilli plus de 200 ans après sa première édition, c’est l’occasion de comparer les deux versions qui nous occupent aujourd’hui.
Du Vilain Petit Canard au Vilain Petit Machin
Dans sa réécriture du conte, Marie-Sabine Roger a gardé le cœur du récit, à savoir l’aspect affectif. Machin n’est pas aimé par ses frères et sa soeur, il n’est pas à l’aise et se sent différent et devient dépressif. Mais pas de chasseurs ni de méchants chiens ici.
En revanche, tout comme Andersen, l’auteure a su jouer avec la langue et les onomatopées.
Bernadette Gromer** montre bien comment tout parle dans l’univers d’Andersen : « les objets, la nature, les animaux et les humains mais — comble de l’art — chacun selon sa personnalité propre ». Elle prend l’exemple du Vilain Petit Canard :
« Enfin, les œufs s’ouvrirent l’un après l’autre, ils faisaient « Pip ! Pip ! », tous les jaunes d’oeufs étaient devenus vivants et sortaient la tête ». « Coin-coin ! » dit la cane qui leur apprend à parler… ».
Un style proche de l’oralité donc. Écoutons maintenant le même passage dans la version réécrite :
« Un beau matin, Joséphine fut réveillée à l’aube… par des toc-toc pressés. … Les petits canetons, zoulis-zoulis, meugnons-meugnons, venaient tous d’éclore… ».
Un peu plus loin quand les petits se moquent de Machin en choeur :
« Et coin, et coin, et coin-coin. Joséphine avait beau les envoyer au coin… ».
Ces onomatopées qui se glissent dans le texte, qui est ici écrit sous forme de prose en vers, apportent de la vie, de l’humour, un rythme et de la musique au récit. Marie-Sabine Roger pousse un peu plus loin l’univers sonore en proposant en bas de page et entre parenthèses un bruitage approprié aux évènements : « roulement de tambour » quand l’histoire bascule, « requiem » lorsque les œufs s’éparpillent, « Dzzzinnnn !, musique trouillifique » lors de l’apparition d’un sixième œuf…
L’auteure et l’illustratrice
Marie-Sabine Roger
Née en 1957 à Bordeaux, Marie-Sabine Roger écrit depuis son adolescence. Elle a enseigné une dizaine d’années, essentiellement en Maternelle. Aujourd’hui elle est auteure à plein temps. Ses livres — plus d’une centaine — s’adressent aux enfants (premier album publié en 1989), aux adolescents, et depuis 2001 également aux adultes. Elle a reçu de nombreuses distinctions, dont, en 2006, le Prix Sorcières pour son roman jeunesse Le Quatrième soupirail (éditions Thierry Magnier), et en littérature générale le Prix des lecteurs de l’Express en 2012 pour Bon rétablissement (éditions du Rouergue).
En outre, deux de ses romans adultes ont été adaptés au cinéma par Jean Becker, La Tête en friche en 2010, avec Gérard Depardieu et Gisèle Casadesus, et Bon rétablissement en 2014 avec Gérard Lanvin.
Marjolaine Leray
Marjolaine Leray est née en 1984. Elle a suivi des études de communication visuelle à l’Ecole Duperré à Paris, travaillé en tant que graphiste à Radio France et a publié son premier album, Un Petit Chaperon Rouge, chez Actes Sud Junior en 2009. Elle publie certains de ses albums en solo, par exemple La Collection aux éditions Courtes et longues en 2020, ou en duo avec un auteur, comme c’est le cas avec Marie-Sabine Roger pour maintenant trois albums parus au Seuil Jeunesse : L’affaire Méchant Loup en 2019, Le Grand Grrrrr en 2022, et Le Vilain Petit Machin en 2023***. On reconnaît la patte de l’artiste à ses dessins vifs, ses crayonnés noirs au fusain et au crayon, limite brouillons, rehaussés de deux couleurs dans son dernier album, orange fluo pour le cygne et jaune pour les canetons. S’y ajoutent de l’humour, de la cocasserie, des angles de vue particulièrement savoureux ainsi qu’un art de la mise en page. Elle occupe l’espace de la page blanche, sans la surcharger, avec un minimum de décors, tout en discrétion ce qui paradoxalement confère beaucoup de présence.
Le Vilain Petit Machin est un album réjouissant, tant par le texte écrit pour être lu à haute voix, que par les illustrations très créatives et tellement expressives qui l’accompagnent merveilleusement. L’album semble se terminer après une « moralité » selon le principe des Fables de La Fontaine. Notre héros a trouvé l’estime de soi et l’amour. Des œufs sont entassés dans le nid… (tiens tiens, il y en a un un peu plus gros que les autres). Alors on tourne une toute dernière page… et il semble bien que l’aventure pourrait recommencer, avec un autruchon cette fois-ci ! « Ca vous en bouche un coin ? », moi aussi cet album m’épate !
Aline Eisenegger
Comité de lecture Jeunesse
Marie-Sabine Roger : Le Vilain Petit Machin, Seuil Jeunesse, 2023.
Pour continuer à rire…
Les œufs réservent souvent bien des surprises dans les albums pour les enfants. On se souvient de certains en particulier, à retrouver en bibliothèque.
- John Burningham, Borka, les aventures d’une oie sans plumes, Flammarion. Première édition en 1963 aux États-Unis, réédité au Seuil Jeunesse en 2002
- Emily Gravett, Drôle d’oeuf, Kaléidoscope, 2008, réédité en 2015
- Margaret A. Hartelius, Le Petit de la poule, Une Sélection du Père Castor. Flammarion, 1978
- Kevin Henkes, L’Oeuf, Le Genévrier, 2018
- Steven Kellogg, Le Têtard mystérieux, Lotus, 1979, réédité à L’Ecole des loisirs en 2008
* La Revue des livres pour enfants n°226, décembre 2005
** La Revue des livres pour enfants n°226, décembre 2005, « Lire Andersen », par Bernadette Gromer. p. 84
*** Tous ces albums sont chroniqués dans Les Notes. Cliquer sur les couvertures pour lire les critiques.