[A] L’Inconnue du portrait, de Camille de Peretti

Camille de Peretti imagine le destin d’une inconnue peinte par Gustave Klimt à Vienne en 1910. Chose curieuse, ce tableau a été remanié par l’artiste pour plaire à son client amoureux nostalgique du modèle dont il voulait effacer l’origine populaire. Tous ceux qui l’ont vu ont été séduits par la beauté de cette toile qui figure en couverture du livre. C’est le fil conducteur de ce roman et le cœur de l’intrigue. Pourquoi a t’il été deux fois volé, chez un riche Genevois puis dans un musée de Milan en 1997, pour réapparaître intact en 2017 ?

L’histoire se déroule du début du vingtième siècle à nos jours, de Vienne à New York en passant par le Texas et l’Italie. Le récit est déstructuré sur le plan chronologique, très habilement puisque l’entrecroisement des chapitres coule de source et fait avancer l’intrigue, dévoilant peu à peu la personnalité complexe du modèle et les tribulations du tableau.

L’auteure retrace les parcours stupéfiants de deux personnages fictifs, un enfant illégitime, fruit d’amours ancillaires dans le cadre de la Sécession à Vienne et une jeune Américaine, une génération après, fille d’une prostituée qui rencontre tardivement son géniteur. Tous deux ont un lien avec l’inconnue du portrait. L’orphelin est décidé à s’enrichir grâce à la spéculation pour pouvoir épouser la fille d’un riche bourgeois, et la jeune femme a réussi de brillantes études. La bâtardise serait-elle paradoxalement une chance et un puissant stimulant pour ceux que la bonne société exclut ?

Une belle rêverie sur le pouvoir magnétique d’une œuvre picturale et les ressorts romanesques du syndrome de Stendhal. Camille de Peretti en s’emparant de la figure d’un modèle anonyme, une fille du peuple sans aucun doute, nous invite à suivre le processus créatif qui conduit à la transfiguration d’un être réel par la création picturale dans un premier temps et à sa sublimation par la poésie. Le roman réunit par le jeu des prénoms et des citations les grandes figures de la littérature européenne que furent Goethe, Lautréamont et le poète Trakl dont l’autrice donne en exergue des extraits. Pour couronner le tout, ce récit fictionnel exalte avec une grande finesse une Inconnue vibrante au regard apeuré, peut-être malmenée par la vie, et lui offre une forme d’immortalité littéraire. Une belle revanche posthume pour une fille du peuple !  Le style limpide contribue au plaisir de lecture.

Arrivé sans le sou à New York, Isidore a choisi le quartier de Wall Street pour cirer les chaussures… des banquiers à qui il soutire, mine de rien, des renseignements.

« Comment ça va aujourd’hui, monsieur, comment ça va les affaires ? » (…)
« Les affaires, c’est le beau fixe, mon garçon ! Ça monte, ça monte, ça monte ! » (…)
« Pouvez-vous me dire comment je dois faire pour investir mille dollars en bourse ? » Il lui a conseillé de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Isidore ne l’avait pas écouté. Il s’était promis de parvenir, parvenir absolument. Comme un joueur qui entre pour la première fois au casino, il avait misé toutes ses économies d’un coup. Il avait eu de la chance, la chance des débutants ».
En huit ans, l’indice Dow Jones avait grimpé de 468%. » (…) Quelques jours avant le jeudi noir d’octobre 1929, Isidore rencontre son broker préféré qui lui dit :
« Le seul secret c’est n’achète jamais au plus bas et vends toujours trop tôt. Mais si la tendance s’inverse, alors sors tes actions, toutes tes actions, sors pour de bon. Et si tu n’as pas peur, shorte, shorte massivement ». « Shorter ? »
Isidore n’avait jamais été baissier. Il ne s’était même pas renseigné sur la question car beaucoup de brokers l’avaient mis en garde : parier sur la baisse du marché, c’était vraiment un coup à tout perdre. Surtout pour un débutant et surtout depuis qu’on avait le droit de vendre des titres avec une couverture de seulement 10% (avec ses 5 786 dollars, Isidore pouvait vendre 57 860 dollars d’actions). Vendre une chose qu’on ne possède pas encore, c’est la clef de ce tour de passe-passe. Emprunter des titres qu’on n’avait pas et une fois la baisse entérinée, racheter la même quantité d’actions au rabais pour les rendre à celui qui avait parié sur leur hausse, celui-là même qui avait prêté ses actions au lieu de les vendre. Si chute vertigineuse il y avait, c’était le jackpot assuré. Mais à grand profit, grand risque ; si l’effet de levier jouait en sa défaveur, une hausse ne serait-ce que de deux points, et sa mise de départ serait engloutie. »(…)
 « Le samedi 19 octobre Isidore signe un bon à découvert d’actions General Electric (…) Mais il fallut attendre le jeudi 24 octobre pour que se déclenche la première grande panique (…) Et le marché ne se purge que le lundi 28 octobre. General Electric perd 48%. Isidore avait vendu l’action à 83 dollars et son cours de clôture était de 43,16. (…) Son compte à National City Bank, la banque la plus riche des États-Unis d’Amérique, était désormais créditeur de la somme de 33 554,48 dollars. »

Franz Brombeere vient voir Gustav Klimt à Vienne avec son tableau représentant celle qu’il a aimée et qui a disparu.

Klimt enleva une toile inachevée d’un des chevalets et y plaça le portrait.
C’était une très jeune femme de trois quarts, sur fond vert. Une fille aux yeux bleus rêveurs, avec des mèches brun-auburn encadrant son visage qui lui donnait un air plutôt négligé. Elle portait un grand chapeau de feutre marron, trop grand, et une étole de mauvaise fourrure autour du cou. Une veste en velours bleu lui tombait des épaules qu’elle avait à peine couvertes par une chemise transparente, elle ressemblait à ces filles de la ligne qui vendent leurs charmes à tout prendre (…)
« L’année dernière, lorsque je suis allé voir l’exposition à la Galerie Miethke et que j’ai vu le portrait de Martha, vous ne pouvez imaginer le choc que ce fut pour moi. Elle était si vivante, si vraie. Je suis passé et repassé devant et je suis allé tout de suite voir le galeriste. (…) Je me souviens que l’idée qu’elle pourrait se retrouver accrochée dans une autre chambre que la mienne était absolument insupportable… Et quand le portrait a été livré chez moi… je n’ai pas pu le regarder… impossible (…)
– En réalité, Maître, je suis venu vous faire une demande très particulière, celle de me rendre la jeune fille dont j’ai été amoureux. Je voudrais que vous la changiez » (…)
Klimt le regarda incrédule.
– Désolé, jeune homme, je ne repeins pas mes toiles.

Camille de Peretti est née en 1980 à Paris. Elle est traductrice et a écrit sept romans dont Thornytorinx, Le sang des mirabelles et Les rêveurs définitifs.

Gustave Klimt, né en 1862 et mort en 1918 à Vienne est un peintre autrichien symboliste et l’un des plus connus du mouvement Art Nouveau de la Sécession de Vienne : révolte d’une génération contre les pères de la Maison des Artistes qui incarne à leurs yeux la soumission de la création aux attentes du marché et le refus d’un art véritablement contemporain. (Wikipedia).

A. Karnik et L. Guiral, Comité de lecture adultes
Janvier 2024