Un premier roman, comme un Ă©cho au Petit Ă©loge du running de CĂ©cile Coulon : « ⊠en course, lorsquâon part sans se poser de question, il arrive souvent quâon trouve une rĂ©ponse sur sa lancĂ©e. » Sait-on ce qui nous fait courir ou ce qui fait quâon Ă©crit ?
Asphalte ? Câest une centaine de pages rythmĂ©es par le bruit des roues dâun skate sur lâasphalte parisien pour raconter une histoire de course :
« Courir dĂ©terminĂ©, en un bloc solide, rĂ©sistant. Se faire violence, serrer les dents, plisser les yeux, broyer lâasphalte. (âŠ) Jâavance dans les quartiers nord de la ville. Mes cuisses sont en vrac. Mes genoux pareil. Je ne mâarrĂȘte pas. JâabĂźme la douleur. Dans lâaube naissante, la brume se dissipe sur lâeau du canal. Jâignore combien de temps je vais pouvoir tenir comme ça. » (p.9)
La réponse vient à la toute fin :
« Je nâĂ©prouve plus de peine, plus de pesanteur. Je mâisole de moi-mĂȘme, me fais lâeffet dâun rescapĂ©. » (p.125).
De quoi inscrire ce premier roman de Matthieu Zaccagna dans la lignĂ©e de La solitude du coureur de fond dâAlan Sillitoe, de Lâautoportrait de lâauteur en coureur de fond de Murakami et sans doute aussi du CĆur du PĂ©lican de CĂ©cile Coulon. On peut Ă©voquer Ă©galement la course mythique du PhilippidĂšs entre Marathon et AthĂšnes, Ă l’origine de toutes les courses d’endurance. Autant de textes qui interrogent les raisons qui nous font courir ou arrĂȘter net de courir, au grĂ© des problĂ©matiques quâils abordent. Matthieu Zaccagna nous y invite puisque, dit-il, son objectif premier Ă©tait de mettre en mots les sensations de la course, lui-mĂȘme adepte du skate et de ses marathons. VoilĂ pour le terreau dâAsphalte ! Ou presque⊠car, le dĂ©fi de lâĂ©criture Ă©tant de faire entendre les battements de cĆur de celui qui dĂ©vale Ă pleines rues les pentes de MĂ©nilmontant, il fallait, au pupitre, un musicien : passionnĂ© de musique de jazz, lâauteur travaille la rythmique de ses phrases comme le batteur dâun orchestre :
« Mon objectif ? Le rattraper (il sâagit de Rachid son coĂ©quipier). Me sentir proche du son de la planche. Son violent, rassurant, broyant lâasphalte. Je respire haut. Broyant mon torse. Rachid en ligne de mire. Je suis mes jambes ; mâen remets Ă elles. Mâenfouis dans mon animalitĂ©. Fonds sur ma proie. Atteins presque Rachid. Avale le son du skate. » (p.50).
Le rythme syncopĂ© des phrases courtes, dĂ©graissĂ©es de toute fioriture, ramĂšne Ă lâessentiel : la note juste, percutante, haletĂ©e.
Mais au roman il faut autre chose que la poĂ©sie rude du vent de la course. Le roman a besoin dâune histoire ! Qui est donc ce narrateur dont les folles descentes structurent le rĂ©cit ? Victor a dix-sept ans. Il se raconte dans une sorte de monologue oĂč le passĂ© alterne avec le prĂ©sent par sĂ©quences juxtaposĂ©es comme autant dâĂ©clats de douleur ou de cris de rĂ©volte. Un pĂšre, Louis, monstrueusement violent, une mĂšre aimante, AgnĂšs, premiĂšre victime de cet homme dont elle nâest pas parvenue Ă protĂ©ger son fils. Le scĂ©nario est dâune atroce banalitĂ© ! Sa force tient Ă la construction des trois personnages : le premier, qui se pique dâĂȘtre Ă©crivain, impose Ă sa femme puis Ă son fils de relire Ă voix haute les pages quotidiennes de son manuscrit dans lequel il fantasme leur mort, au paroxysme dâune ivresse dĂ©mente. Quintessence de cruautĂ© et de pitoyable impuissance. Avec AgnĂšs, emblĂ©matique du consentement de la victime Ă sa dĂ©molition, le texte atteint une dimension poĂ©tique dĂ©chirante quand elle imagine avec son fils et pour lui un ailleurs merveilleux, un monde de planĂštes dessinĂ©es sur des feuilles de papier format A4, leur destination prochaine ! Des moments dâĂ©vasion touchants mais tellement douloureux si on prĂȘte attention aux noms quâelle donne Ă ces planĂštes : Zweig, Bernhard et Rilke qui signent sa dĂ©sespĂ©rance et la pudeur avec laquelle elle est mise en scĂšne. La longue rĂ©fĂ©rence au roman de Peter Handke, Le malheur indiffĂ©rent. en page dâouverture dit, de la mĂȘme maniĂšre allusive, la place dâAgnĂšs dans le dispositif romanesque :
« cette lumiĂšre tremblante, mal rĂ©glĂ©e, sans Ă©clat, insuffisamment rassurante, dans lâombre de Louis, un repĂšre lointain, approximatif. » (P.105).
LâĂ©vocation du passĂ© qui alterne jusquâau bout du roman avec lâĂ©nergie du prĂ©sent est dâune infinie tristesse. LâĂ©criture sâen fait lyrique, le phrasĂ©, moins heurtĂ© :
« Les arbres Ă©clairĂ©s par la lune dessinent des ombres inquiĂ©tantes sur mon corps. Jâentends le bruit de la mer qui se retire au loin.je mâimagine portĂ© par lâĂ©cume et lorsque je me vois dans cet Ă©tat, je me dis que ce doit ĂȘtre ça, la musique dâĂ©ternitĂ©, le bruit de la mer qui gronde au loin. » (P.57).
Louis, Luigi, papa, AgnĂšs ou maman, lâalternance des prĂ©noms dâun bout Ă lâautre du roman dit aussi, subtilement, combien ce couple dĂ©sarticulĂ© nâa jamais pu fonctionner, encore moins faire famille. Pour lâadolescent, livrĂ© Ă la folie du pĂšre, une seule issue, la fuite, une errance dans Paris, une fugue dĂ©finitive. Elle donne un sens Ă la course, son point de dĂ©part, elle installe une dynamique romanesque.
Asphalte est le roman dâun arrachement au malheur, tissĂ© de peur, de colĂšre et de moments dâapaisement : trois tempos diffĂ©rents. La peur et la colĂšre colorent le rythme du skate dâun jusquâauboutisme dĂ©sespĂ©rĂ© de trompe-la- mort : la prise de risque permanente nâest pas celle dâun banal adolescent qui flirterait avec les limites ; elle est une thĂ©rapie libĂ©ratoire de lâemprise :
« La douleur impĂ©rative, nĂ©cessaire, donne un sens Ă lâeffort furieux. Sans douleur, pas de course. Je cours sale. MâĂ©chappe de moi, mâagresse. » (P.42)
Les pauses, en contrepoint, sont dâune infinie douceur, dans un monde de la rue dessinĂ© sans angĂ©lisme ; les trois personnages placĂ©s sur la route du hĂ©ros y pratiquent la vertu essentielle dâune empathie sans geignardise. Quand Justine lâinterroge : « Tu misĂšres depuis longtemps ? », Victor nâest pas sommĂ© de rĂ©pondre : Il « imprĂ©cise » ; lui que Rachid a surnommĂ© Capuche a enfin droit au secret. Il a droit aussi Ă lâoubli de son passĂ© calamiteux et toxique non dans une trompeuse amnĂ©sie mais dans sa relĂ©gation temporaire. Le temps du souvenir est pour plus tard. Lâanalyse est fine de ce quâon nomme aujourdâhui, Ă tort et Ă travers, rĂ©silience. Elle sonne juste, mĂȘme dans la voix du jeune narrateur car lâauteur invente une langue Ă lâabri des clichĂ©s du parler-de-la-rue, aussi pittoresque que vraie dans ses dialogues comme dans le monologue intĂ©rieur.
Un premier roman dâune Ă©criture parfaitement maĂźtrisĂ©e. On est happĂ© par ce beau texte incisif et sensible qui impose au lecteur sa respiration. On est pris surtout et constamment par une cohĂ©rence formelle qui inscrit rigoureusement un rĂ©cit de vie avec ses retours en arriĂšre, exhalĂ©s littĂ©ralement, comme expulsĂ©s, dans le prĂ©sent rĂ©pĂ©tĂ© dâune course. OubliĂ©s ici les flashs back si souvent artificiels tant lâadĂ©quation est parfaite entre la forme et le fond pour articuler deux temporalitĂ©s. La forme est premiĂšre quand la maniĂšre dâĂ©crire dĂ©termine la justesse de ce qui est dit. Ecoutons une derniĂšre fois la scansion parfaite de cette sĂ©quence :
« Des larmes. Je pense. Je me calme. Je comprends. Pour la premiĂšre fois, jâaccepte ce qui, jusquâici, mâapparaissait intolĂ©rable. Jâaccepte la haine infinie quâĂ©prouve mon pĂšre pour moi. » (P.113)
Un grand merci Ă Matthieu Zaccagna pour le temps quâil mâa consacrĂ© Ă parler de ce roman et de la discipline que lui a imposĂ©e son Ă©criture chronophage : un temps dĂ©diĂ© de 45 minutes par jour pour mener Ă son terme ce premier marathon littĂ©raireâŠ
Claudine Bergeron, lectrice Hors Champ
Asphalte, de Matthieu Zaccagna , Noir sur blanc (Notabilia)
Bibliographie des textes cités
Cécile Coulon : Petit éloge du running, François Bourin (mars 2018)
Le cĆur du pĂ©lican, Viviane Hamy (fĂ©vrier 2015)
Alan Sillitoe : La solitude du coureur de fond, Seuil (février 2000)
Haruki Murakami : Lâautoportrait de lâauteur en coureur de fond, Belfond (fĂ©vrier 2001)
Peter Handke : Le malheur indifférent, Gallimard (septembre 1977)
Jean-Luc Déjean : Le coureur de Marathon et autres récits héroïques, Livre de poche jeunesse (juin 1988)