La rencontre de deux personnages en quĂȘte dâeux-mĂȘmes, pris jusquâau vertige dâun mĂȘme mal de vivre.
Quelle issue ?
MĂ©decin lĂ©giste dans un hĂŽpital du Sud de la France, Paul semble avoir tout pour ĂȘtre heureux : il aime son travail Ă lâinstitut mĂ©dico-lĂ©gal et mĂšne une vie paisible auprĂšs de son Ă©pouse attentionnĂ©e, mĂ©decin elle aussi. Pourtant, il ne sâest jamais senti « Ă sa place ». Il va avoir cinquante ans et est persuadĂ© depuis toujours de ne pas les atteindre et de mourir Ă quarante-neuf ans, comme sa mĂšre. Une jeune interne en psychiatrie, Alma, est chargĂ©e de lâaider. Entre eux se tisse un lien particulier. Un jour, Alma disparaĂźt. Trois mois plus tard, Paul est appelĂ© sur les lieux dâun accidentâŠ
Câest le troisiĂšme roman de lâautrice Hadia Decharriere avec qui nous avons eu le plaisir de nous entretenir. Ă notre question : « Que diriez-vous pour inciter Ă la lecture de votre roman ? », Hadia Decharriere a rĂ©pondu : « Ne jamais chercher Ă comprendre ». Amatrice des romans de Modiano et des films de David Lynch, elle apprĂ©cie dans la littĂ©rature un certain flou qui favorise la libertĂ© dâinterprĂ©tation.
Hadia Decharriere est une « exploratrice de frontiĂšres » non seulement les frontiĂšres gĂ©ographiques (elle a habitĂ© pendant son enfance en Syrie, aux Ătats-Unis puis en France) mais aussi les frontiĂšres temporelles, ces instants de bascule spĂ©cifiques oĂč le conscient sâestompe comme dans les pĂ©riodes dâendormissement. Elle se lĂšve dâailleurs Ă cinq heures du matin pour Ă©crire, apprĂ©ciant, lĂ , cette frontiĂšre tĂ©nue entre le jour et la nuit. De frontiĂšres, il est aussi question dans Formol : frontiĂšre entre la vie et la mort, frontiĂšre entre rĂȘve et rĂ©alitĂ©, frontiĂšre entre pulsion de vie et pulsion de mort.
Chirurgien-dentiste de profession et diplĂŽmĂ©e dâune licence en psychologie, Hadia Decharriere exploite ses souvenirs dâĂ©tudiante et explore aussi son histoire personnelle (son pĂšre est dĂ©cĂ©dĂ© lorsquâelle avait six ans) pour enrichir ses fictions.
L’art de la fugue au service de la construction du rĂ©cit
Bien loin dâĂȘtre un polar mĂȘme sâil est construit comme tel, ce rĂ©cit Ă deux voix a pour fil conducteur le trajet en voiture de Paul sur la dĂ©partementale 153, qui le mĂšne jusquâĂ un corps sans vie, trajet qui, paradoxalement, prend du temps comme sâil importait de ne pas arriver trop vite auprĂšs de ce corps.
La premiĂšre voix est celle de Paul, revivant les Ă©tapes de sa rencontre avec Alma et par lĂ -mĂȘme ses choix de vie. Celle dâAlma, en contrepoint, revient sur les mois qui ont prĂ©cĂ©dĂ© sa disparition. Ces deux voix, sans jamais dialoguer, se suivent, se superposent dans le mouvement de fuite qui caractĂ©rise la fugue.
Lâautrice a fait le choix de ce rĂ©cit Ă deux voix pour explorer diffĂ©rents thĂšmes et aller plus loin dans lâexpression des Ă©motions de ses personnages.
Paul
Ainsi le définit son épouse Cécile :
« â Aux morts Anya, aux morts⊠Paul ne pense quâĂ ses morts, et en oublie ses mortels. »
p.13MĂ©decin lĂ©giste bourru et cynique, il se sent bien dans son milieu de travail avec les morts dont il sâoccupe. Hors de son institut mĂ©dico-lĂ©gal, il ne sâest jamais senti Ă sa place ni Ă lâaise dans son corps. Son Ă©pouse CĂ©cile, attentionnĂ©e et comprĂ©hensive, lui permet dâexister tel quâil est. Cet hyperosmique est obsĂ©dĂ© par les odeurs, comme souvent celle du parfum de sa mĂšre qui sâest donnĂ© la mort lorsquâil avait dix ans. Donnons-lui la parole :
« Je suis au service de nos disparitions. Le plus souvent jâarrive Ă lâinstitut mĂ©dico-lĂ©gal vers 8 heures. Bien quâil soit tĂŽt, lâobjet de mon exercice mâa prĂ©cĂ©dĂ©. Je le retrouve fidĂšle Ă mes attentes, nettoyĂ©, dĂ©nudĂ©, entourĂ© de son linceul et cheville Ă©tiquetĂ©e. Il a Ă©tĂ© prĂ©parĂ© pour me livrer ses secrets ; je sais quel tiroir rĂ©frigĂ©rĂ© tirer pour le rencontrer, le numĂ©ro dâidentification est inscrit sur le planning. Mon cadavre est lĂ et il ne parlera dĂ©sormais quâĂ moi. »
p.6
« Mon incapacitĂ© Ă me dĂ©tendre, Ă partager ce qui devait ĂȘtre un bon moment nâĂ©tait donc pas uniquement psychologique. Il y avait quelque chose dâorganique qui clochait en moi. Lâamour et le mariage ne mâont pas sorti de ma diffĂ©rence Ă©motionnelle. »
p.10
Pour oublier son mal-ĂȘtre, Paul plonge en pleine mer. En apnĂ©e, il cherche un Ă©tat proche de la syncope, avant de remonter Ă la surface, ivre de cette sensation dâavoir Ă©chappĂ© Ă la mort ou de voir la mort lui Ă©chapper : une dangereuse exploration des limites.
« Loin de la lumiĂšre et des odeurs qui font la vie, au fond de lâeau, je converse avec mes sens. Pour inspirer, je prive mon corps dâoxygĂšne. Maintes fois jâai failli y rester. »
p.32
« Loin de tous, je plonge tĂȘte la premiĂšre dans lâeau fraĂźche. Je mâenfonce vers le fond, les abysses comme abĂźme ; quand lâoxygĂšne se rarĂ©fie, jâoublie mon effroi, et je remonte Ă la surface accepter la rĂ©alitĂ© de ma vie. »
p.47
Alma
Alma, vingt-huit ans, est une jeune interne en psychiatrie. Ă lâĂąge de treize ans, elle a perdu son pĂšre, dĂ©cĂ©dĂ© dâun cancer. Elle a choisi de rester dans le Sud de la France, rĂ©gion oĂč vivait son pĂšre, pour faire son internat. Cette blessure initiale est constitutive de son identitĂ©.
« Je ne le fais jamais devant les autres, fumer ; jâĂ©prouve encore le mĂȘme sentiment de transgression et de culpabilitĂ© quâĂ 13 ans. Oui jâai commencĂ©Ì tĂŽt⊠Mon pĂšre venait de mourir, et moi je me planquais pour aller fumer en cachette. Je prenais sa suite tout simplement. La premiĂšre chose lui appartenant sur laquelle je suis tombĂ©e en revenant de ses obsĂšques, câĂ©tait son paquet de gauloises. »
p.63Hadia Decharriere dit par ailleurs dâAlma quâelle est un personnage Ă la Camille Claudel.
« le jour de son choix dâinternat, elle sut la nĂ©cessitĂ© de sâentourer de la folie pour ne pas y sombrer. »
p.18
Comme Paul, Alma est attirĂ©e par lâabĂźme et teste, elle aussi, sa frontiĂšre. En flirtant avec le vide lorsquâelle se rapproche du bord de la falaise, elle recherche la sensation oĂč tout peut basculer.
« Au lieu de fuir la gravitĂ©, je la nargue. Je monte sur les hauteurs. De Cannes, de Monaco. Je cherche la hauteur. Quand la vie devient impossible Ă supporter, je me balade sur les rochers et je me demande chaque fois si un jour jâoublierai de ne pas tomber. »
p.116
« Les transports de l’esprit et des sens »
Baudelaire, Correspondances, Les Fleurs du Mal
Ils se rencontrent Ă lâhĂŽpital dans le cadre dâune thĂ©rapie pour Paul. Au fur et Ă mesure des sĂ©ances, Alma aide Paul : elle est la soignante, il est le patient. Mais ce dĂ©sĂ©quilibre, qui impose des exigences Ă lâune plus quâĂ lâautre, nâest quâapparent. Prisonniers dâune mĂȘme blessure dâenfance, ils se ressemblent. Ils se sont tous deux construit une carapace contre la dĂ©ferlante des Ă©motions. Ils ont en commun dâĂȘtre des morts vivants.
« Nous dansions sous terre comme deux morts-vivants. »
p.110
Sâen suivent des moments dâune communion hors du communâŠ
« Je crois alors que nos corps sont entrĂ©s en communion avec nos esprits. LâintensitĂ© du dĂ©sir qui nous a envahis nâĂ©tait que la rĂ©plique de la pulsion avec laquelle on flirte, Paul au fond de la mer, et moi, les yeux dans le vide. »
(Alma) p.110
« Et dans le noir bleutĂ©, Ă mille lieues des terres, nous accĂ©dĂąmes aux trĂ©fonds de nos ĂȘtres. »
(Paul) p.136
Dans ces rares moments de fusion, la frontiĂšre dĂ©ontologique nâexiste plus. Câest la porte ouverte Ă la fascination amoureuse pour Paul et au risque de sombrer dans la folie pour Alma. Elle choisit une option de survie : la fuite. En fuyant, elle le libĂšre dâune insupportable pulsion de vie trop rĂ©elle pour lui.
« Un jour je fuirai parce que jây serai contrainte. Si vous ne me voyez plus, peut-ĂȘtre vous sentirez-vous perdu, mais vous surmonterez cela. »
p.121
Il ne sâagit Ă©videmment pas dâune histoire dâamour mais dâune rencontre bouleversante au-delĂ de la passion amoureuse. Paul et Alma sont capables de vivre dans une espĂšce de rĂ©el sans existence, comme dans un rĂȘve apaisant, cicatrisant et heureux. Hadia Decharriere prĂȘte Ă Paul le tourmentĂ© des mots dâune intensitĂ© et dâune beautĂ© propres Ă nous Ă©mouvoir.
« Si la puissance de ce que je ressentais pour elle ne faisait aucun doute, je mâĂ©tais arrangĂ© avec moi-mĂȘme pour que ces sensations nâappartiennent Ă aucune rĂ©alitĂ©. »
p.77
« Alma nâĂ©tait pas une amante. Elle Ă©tait bien plus que ça. Alma dĂšs son apparition avait permis lâexpression dâun certain nombre de sensations que je ne mâĂ©tais jamais autorisĂ©es. »
p.85
« Nous Ă©tions ce fameux instant. Nous nâĂ©tions rien de concret, et si nous avions pu nous retrouver la nuit au sein de nos rĂȘves, tout aurait Ă©tĂ© plus simple. Nous y aurions menĂ© une existence onirique qui se nourrit dâinexistant. On ne craint rien de la vie quand elle sâĂ©coule en rĂȘve. Quâelle blesse ou quâelle cesse, dĂšs le lendemain, sans stigmates, elle recommence. Pour oublier la fin, il suffit de fermer les yeux. »
p.104
Une belle Ă©criture au service d’un hymne Ă la vie !
Ă travers les personnages de Paul et Alma, lâautrice questionne notre rapport Ă la mort qui dĂ©finit lâart de vivre de chacun de nous. Nâest-ce pas une des vertus de ce roman que dâaider les lecteurs Ă surmonter leur effroi devant la mort ?
« jamais il ne faut cesser dâenfouir, convenablement ensevelir, lâĂ©pouvante de se savoir mortel. »
p.53
Formol nâest pourtant pas un roman sombre. Certes, Hadia Decharriere maĂźtrise parfaitement un vocabulaire rĂ©aliste, quâelle utilise judicieusement lors des scĂšnes mĂ©dico-lĂ©gales, dans lesquelles elle nâĂ©dulcore jamais la rĂ©alitĂ© triviale de la mort comme dans lâexemple ci-dessous :
« Les tissus mous nettoyĂ©s, jâattrapai ma petite rĂąpe Ă os et commençai Ă dĂ©grossir la phalange nĂ©crosĂ©e. De sa solide blancheur il ne restait rien, noircie et friable, lâossature sans vie se dĂ©tacha sans peine. La mort nâopposait aucune rĂ©sistance. Vers la base de la phalange, non loin de la tĂȘte du mĂ©tatarse, je ralentis le curetage. LâĂ©piderme oscillait de gris Ă verdĂątre, je devinais par transparence la reprise de la circulation sanguine. »
p.57
Formol est aussi la fine autopsie dâune rencontre entre deux ĂȘtres. Mais câest surtout un bel hymne Ă la vie dans sa dimension premiĂšre de sensualitĂ© qui ne se limite pas ici Ă sa connotation Ă©rotique habituelle. Avec subtilitĂ©, lâautrice rend palpables les diffĂ©rentes sensations et Ă©motions de ses personnages en privilĂ©giant le domaine olfactif et en minimisant les descriptions visuelles. LâĂ©lĂ©gance et la prĂ©cision de la langue ouvrent Ă dâautres expĂ©riences, celle de lâautrice, celles de ses lecteurs, comme un tableau dont le mystĂšre reste entier.
Un livre Ă lire et Ă relire
Un grand merci Ă Hadia DecharriĂšre pour le temps quâelle a consacrĂ© Ă nous parler de ce roman. Une prĂ©sentation du livre en prĂ©sence de lâautrice est prĂ©vue le 15 septembre Ă 19H Ă Paris Ă la librairie LâEmbellie.
Christiane Hincker et Claudine Bergeron, lectrices du comité Hors Champ
Septembre 2023
Bibliographie de lâautrice
Hadia DecharriÚre a publié deux autres romans :
- Grande section, LattĂšs, 2017
- Arabe, LattĂšs, 2019