[HC] Habemus Piratam, de Pierre Raufast

Habemus Piratam est de ces romans qui font pétiller les méninges. Pierre Raufast est de ces écrivains dont on attend le roman suivant avec gourmandise en se demandant ce qu’il aura inventé cette fois pour nous distraire, nous intriguer, nous instruire, nous défier.

Sculpteur de fractales

C’est ainsi que Pierre Raufast se définit lui-même sur LinkedIn (réseau social pour relations professionnelles) !

Son premier roman était effectivement titré La fractale des raviolis (2014) ; si on y trouvait bien les raviolis, il n’y était pas directement question de fractales (ou alors cela m’avait échappé…). Disons que les fractales (formes ou objets fascinants dont la propriété est de pouvoir être fractionnés en éléments qui portent en eux les caractères du tout…) sont partout dans les histoires de Pierre Raufast, car pour chaque roman il invente une construction originale souvent à base de fragments, qu’il recompose à sa manière, toujours surprenante.

Par exemple, Les embrouillaminis (2021) est un livre-dont-vous-êtes-l’auteur qui vous pousse à reprendre à l’infini votre lecture depuis le début si vous voulez être sûr d’en avoir exploré toutes les options et variantes.

photo dans wikipedia

N’ayez pas peur !

Le CV de Pierre Raufast pourrait paraître intimidant : ingénieur des Mines et spécialiste en informatique quantique. On découvre, toujours sur LinkedIn, qu’il travaille actuellement au CERT (département sécurité informatique) de Michelin ; une profession dont il est beaucoup question dans Habemus Piratam, comme par hasard. Mais il ne faut surtout pas craindre que l’ingénieur-écrivain abuse d’un jargon technologique indécodable. Loin de là : son écriture est vive et joyeuse, on ne s’ennuie jamais !

J’adore mon boulot.
C’est comme faire le tour d’une maison cadenassée
et y trouver une fenêtre laissée ouverte par mégarde. Jubilatoire.
p. 53

De la vallée de Chantebrie à la Silicon Valley

Michelin, c’est Clermont-Ferrand, où vit, travaille, et écrit Pierre Raufast. La vallée de Chantebrie dans le Massif Central (inutile de la chercher sur une carte) est devenue de roman en roman le pays d’attache de ses principaux personnages : c’est peu dire que la région est riche en énergumènes attachants.

Au premier abord, Habemus Piratam semble plus classique que les autres romans du même auteur. Ça commence comme un roman de terroir, bien tranquillement dans un petit village de montagne où un curé, encore jeune, se lasse peu à peu des confessions sempiternelles de vieilles paroissiennes n’avouant qu’agaceries de voisinage et tricheries au Scrabble. Son vœu est bientôt exaucé : un inconnu au village s’installe dans le confessionnal. Sa vie, dit-il, est menacée. Au curé éberlué mais de plus en plus intéressé, il raconte les exploits d’escroc du numérique qui lui valent d’être poursuivi par des tueurs à gages. Semaine après semaine, le cyberpirate de haut-vol illustre son examen de conscience par des histoires édifiantes qui revisitent chacun des Dix Commandements à l’aune des nouvelles technologies de l’information.

Oubliée (pour un temps), l’ambiance terroir ou polar rural : Habemus Piratam tourne au thriller technologique. Les escroqueries de jeunesse du mystérieux pirate informatique sont simples à suivre mais avec l’expérience et l’âge, elles s’enrichissent (l’enrichissent, aussi) et ressemblent de plus en plus à des scénarios pour Mission Impossible !

“Les enfants aidaient le matin aux champs et s’adonnaient l’après-midi aux parties de capateros, à l’organisation de corridas sauvages ou à l’apprentissage précoce de l’amour. Le village devint le formidable centre expérimental d’une école libertaire que n’aurait pas reniée Tolstoï. Sa maxime « L’école n’est pas dans les écoles » fut appliquée consciencieusement. Les enfants apprirent la respiration des arbres, les vertus des plantes, la connivence des oiseaux, les ruses de poissons, les habitudes du gibier, la forme augurale des nuages, l’odeur de la pluie, la docilité de la pierre, le langage de l’amour, la complexité des hommes, l’intelligence des rats-taupes, la magie de l’eau, les qualités de la pomme de terre, la musique du silence et la puissance du verbe.
p. 68

“— Vous avez raison. La moralité est une valeur qui se perd. Les gens sont égoïstes, centrés sur leurs besoins matériels. Tout est fait pour flatter l’ego, le « je » devient le maître jeu du jeu de la vie. La spiritualité recule et les réseaux sociaux nous droguent progressivement à coups de notification addictive.
Le pirate acquiesça. Dans beaucoup d’affaires, il avait joué avec l’orgueil et l’amour-propre de ses victimes. C’était un des puissants ressorts de l’ingénierie sociale, comme l’argent, le pouvoir et le sexe.

p.151

Ne craignez rien, mais méfiez-vous !

— Justement, quand on ne voit rien, ça devient suspect.
— Pardon ?
— En sécurité informatique, si vous ne voyez rien, c’est que vous ne cherchez pas suffisamment. Tous les ordinateurs sont infectés. Ceux qui vous prétendent le contraire ne s’en sont pas encore rendu compte. Point barre.

p. 156

Pour finir : des entourloupes magistrales dans les derniers chapitres ; on ne se méfie jamais assez d’un romancier qui vous invite à vous méfier !

Une première édition d’Habemus Piratam avait été publiée chez Alma éditeur en 2018. La réédition aux Forges de Vulcain est augmentée d’une postface édifiante dans laquelle Pierre Raufast montre que les escroqueries de son cyberpirate qu’il avait imaginées entre 2015 et 2017 se sont presque toutes matérialisées à travers le monde depuis 2018 : la réalité rejoint et dépasse la fiction !

Pour moi, le cybercrime est tout simplement le nouveau visage de la criminalité d’aujourd’hui, et a sa place, non plus dans les récits d’anticipation, mais dans les romans (policiers ou non) comme n’importe quel autre crime. À l’heure où notre société est de plus en plus numérique, où nos décisions sont dictées par des algorithmes, le piratage informatique devrait être considéré comme la menace numéro une de chacun. Au-delà du plaisir de lecture, j’espère que ce roman permettra d’éveiller les consciences et améliorera la vigilance des lecteurs.
Pierre Raufast
Février 2022

p. 227

Et après ?

Sur Le blog de Pierre Raufast, l’auteur annonce pour 2023 une trilogie de science-fiction et affiche un compteur-dateur à rebours : le premier tome paraîtra le 23 mars prochain (23032023…).

— Au fait : avez-vous bien pensé à changer le mot de passe administrateur par défaut sur votre box ADSL ? Et attention, défiez-vous de votre podomètre connecté !

Tilly Richard, lectrice pour le comité Hors Champ
Juillet 2022

Pierre Raufast, Habemus Piratam. Aux Forges de Vulcain, 2022