Les désarrois du soldat Salinger
Le Sergent Salinger est un roman biographique qui couvre la période 1942-1947 de la longue vie de J.D. Salinger (1919-2010). Jerome Charyn (né en 1937 dans le Bronx) y fait le portrait d’un homme jeune, hanté, détruit par la guerre.
Cela commence en mai 1944 avec une manœuvre catastrophique et meurtrière sur les plages du Devon. Suit le vrai débarquement en Normandie. Salinger est de la “deuxième vague” sur Utah Beach. Puis avec les troupes américaines de libération en Europe, c’est un voyage au bout de l’horreur jusqu’en Allemagne, en passant par Paris, les Ardennes et le Luxembourg. Après s’être fait soigner de son plein gré pour dépression sévère, il reviendra à Manhattan en 1947, psychiquement plus mort que vif.
“ Il avait subi un baptême du feu insensé qu’il ne pourrait jamais partager avec aucun autre militaire… ou civil. Le sergent aux galons qu’il n’était pas censé montrer, le soldat secret. Il avait vu le massacre insensé à Slapton Sands et sur l’Autre Rive. Il avait survécu à Hürtgen et au Krankenhaus, mêlé à un bataillon d’âmes mortes. Le soldat en lui n’avait peut-être pas survécu, c’est pourquoi il était resté si longtemps à Nuremberg, une ville nazie… pour s’attarder avec les morts. ”
Jerome Charyn, Le Sergent Salinger, page 310
Un jeune homme prometteur
En 1942, J.D. Salinger a vingt-trois ans. C’est encore un jeune homme favorisé et insouciant. Il connaît un début de succès avec des nouvelles publiées dans des revues à la mode. Il fréquente les cercles mondains, intellectuels et littéraires de New York. Une carrière, une vie selon ses voeux, semblent se dessiner pour lui mais l’entrée en guerre des États-Unis va tout remettre en question. Il est mobilisé pour servir dans le contre-espionnage militaire et participer au débarquement sur les côtes françaises.
Frédéric Beigbeder a publié en 2014 Oona et Salinger, un joli roman sur l’idylle de Salinger avec la fille du prix Nobel de littérature Eugene O’Neill, future et dernière Mrs Chaplin, mère de huit des enfants de Sir Charles. Dans le prologue new-yorkais de son Sergent Salinger, Jerome Charyn est, lui, un peu moqueur vis-à-vis de la toute jeune fille étourdie par son statut de “Débutante de l’Année 1942” et par les talents de danseur de rumba d’un beau gosse qui voulait devenir écrivain. Cela rétablit un équilibre raisonnable avec la version romantique qui voudrait que Salinger se soit enrôlé par dépit amoureux.
Un voyage au bout de l’horreur
Le Sergent Salinger de Jerome Charyn s’ouvre sur une scène mondaine au Stork Club de New York, et s’achève cinq années plus tard dans le grand magasin Bloomingdale’s par un épisode halluciné. Doris, la grande soeur de Sonny (un des petits noms de Salinger) s’y efforce en vain de faire renouer son frère avec la normalité quotidienne et un peu d’insouciance. Le soldat démobilisé, convalescent, se retrouve au milieu des rayons envahis par la clientèle des soldes, pris de vertige sur un escalator, incapable de se connecter à la réalité. Il revoit pêle-mêle des scènes de son enfance, ses parents, un voyage en Floride avec sa sœur, et des images de ses tribulations pendant la guerre. Évidemment fictif, cet épilogue est d’une grande force émotionnelle.
Pendant toute la campagne militaire du sergent Salinger, sa machine à écrire et un premier jet manuscrit de l’histoire d’Holden Caulfield ne l’ont jamais quitté. Il a sans doute pris des notes, mais c’est seulement après son retour à Manhattan en 1947 qu’il renoue avec l’écriture et publie des textes émouvants où il ne parle jamais directement de ce qu’il a vu, ressenti, vécu de pire : les combats, la découverte des camps de la mort, la clinique psychiatrique. Jean-Louis Curtis écrivait à propos de l’écriture de J.D. Salinger :
“ Il y a du rire, du sourire plutôt […] Il y a aussi de la pitié, du déchirement, et une bonne dose d’horreur […] ”.
In: préface de Jean-Louis Curtis à Nouvelles, J.D. Salinger
L’immense succès mondial de L’Attrape-cœurs (1951) lui assurera jusqu’à la fin de ses jours une vie confortable mais ascétique dans sa maison (très) isolée du New Hampshire. Après 1967, il ne publiera plus rien.
Dans Nouvelles (1953), il y a un texte de J.D. Salinger qui se distingue des huit autres car c’est le seul dans lequel un narrateur-soldat présente d’étonnants points communs avec le soldat Salinger décrit par Jerome Charyn.
Pour Esmé avec amour et abjection raconte la brève rencontre d’un soldat américain avant son départ pour la France avec une jeune Anglaise du Devon qui n’a ni la langue ni les yeux dans sa poche ; en la quittant, il lui fait la promesse d’écrire pour elle à son retour.
“ — Au revoir, dit Esmé. Je souhaite que vous reveniez de la guerre avec toutes vos facultés intactes. ”
Pour Esmé avec amour et abjection, in : Nouvelles, J.D. Salinger
Malheureusement, le vœu de la jeune fille ne sera pas vraiment exaucé, mais l’écrivain J.D. Salinger se fera l’exécuteur fidèle de la promesse du soldat. Troublante mise en abime. Cette nouvelle est une faille rare dans la protection littéraire presque inviolable que Salinger s’était construite pour continuer à vivre. Jerome Charyn s’y glisse et l’exploite avec talent en livrant dans son roman des clés inédites pour relire autrement un auteur culte mais mal connu.
Le mystère Salinger
La dimension romanesque que Jerome Charyn imprime à ce récit de guerre plonge le lecteur au plus près des désarrois du jeune soldat Salinger, fait comprendre les comportements et états d’esprit borderline de ceux qui se sont retrouvés embarqués comme lui dans la lessive émotionnelle et absurde de la Deuxième Guerre mondiale. Dans des tableaux qui frôlent l’insoutenable (les opérations militaires, la découverte des camps de la mort), mais jamais dénués d’une ironie, d’une poésie, ou d’une fantaisie dignes de son personnage principal (par exemple les trois rencontres de Salinger avec Hemingway qui jalonnent le roman), Jerome Charyn fait, à la place du jeune soldat qui deviendra un écrivain à succès, le récit que celui-ci n’a voulu livrer qu’en sous-texte de ses romans et nouvelles publiés après la guerre.
Il y a eu, surtout aux États-Unis, nombre de thèses, études, biographies, récits, romans, quelques films aussi paraît-il, pour décrire ou expliquer la vie étrange de Salinger après guerre. Il y en aura d’autres encore, mais la personnalité et le mystère J.D. Salinger ne seront peut-être jamais complètement éclairés, et ce sera bien. Pour qui souhaiterait consulter un “socle” biographique solide en français, il y a Salinger intime : enquête sur l’auteur de L’attrape-cœurs, Denis Demonpion chez Robert Lafont, prix Goncourt de la biographie 2018.
Charyn et le « cross-over littéraire »
Contrairement à J.D. Salinger, Jerome Charyn ne s’est jamais arrêté d’écrire !
Auteur de plus d’une cinquantaine d’ouvrages, il est connu pour ne pas faire de cloisonnement entre les différents et nombreux genres littéraires qu’il aborde : polars, satire sociale, jeunesse, nouvelles, scénarios BD, essais biographiques, etc. Il aime brouiller les frontières littéraires, déjouer les attentes des lecteurs, faire intervenir le pittoresque, la fantaisie, même la loufoquerie, là où on ne les attend pas, créer des passerelles entre ses œuvres.
Pas étonnant alors, qu’après avoir consacré un essai biographique à Ernest Hemingway (Portrait de l’artiste en guerrier blessé, 1999), il fasse se croiser Hem et son Sergent Salinger à trois reprises : au Stork de New York en 42, au Ritz de Paris en 44, et dans la clinique de Nuremberg où Sonny se fait soigner en 45. Il paraît que c’est la rencontre parisienne qui est la seule biographiquement véritable, même si celle du Stork semblait la plus vraisemblable ! Bien joué, Monsieur Charyn !
Tilly Richard, lectrice Hors Champ
Janvier 2022