Lâautobiographie, un exercice difficile
Une jeune femme, Fanny, la narratrice. Un Ă©change Ă©pistolaire avec Nirina, son amie dâenfance Ă Fiananrantsoa, des confrontations avec ses proches, parents et sĆurs, tous acteurs et tĂ©moins de ce passĂ© malgache, un documentaire suisse partisan sur la collaboration de la Suisse au gĂ©nocide rwandais, nourrissent un flot de souvenirs Ă©pars convoquĂ©s pour Ă©crire un rĂ©cit autobiographique. Un rĂ©cit centrĂ© sur les annĂ©es de jeunesse passĂ©es Ă Madagascar entrecoupĂ©es de vacances Ă NeuchĂątel, en Suisse. A quelles fins ?
« Je parle dâune quĂȘte, dâune enquĂȘte, des souvenirs absents. Dâune petite fille blanche qui croit appartenir Ă un continent noir. Dâune femme blanche qui ne sait pas quoi faire de cet hĂ©ritage. » (P.19)
En quĂȘte de son passĂ©
Des bribes du rĂ©cit dâenfance viennent Ă©tayer une rĂ©flexion sur le travail de la mĂ©moire qui mĂ©tamorphose le passĂ© en souvenirs, Ă©videmment lacunaires, ravivĂ©s, voire modifiĂ©s Ă chaque nouvelle Ă©vocation, mais plus fidĂšles sans doute que ceux qui Ă©manent du roman familial, albums de photos et petits films Ă lâappui. Le matĂ©riau que lâautobiographe rassemble pour ce projet est, dâentrĂ©e, entachĂ© dâincertitude. Dans ce corpus, un tri sâopĂšre car « la mĂ©moire est un choix » (p.52), conscient ou inconscient, qui rĂ©invente le passĂ© : elle reconstruit, Ă partir de bouffĂ©es sensorielles et dâanecdotes remĂ©morĂ©es, le quotidien heureux dâune famille europĂ©enne au Rwanda pendant deux ans, puis Ă Madagascar pendant deux annĂ©es encore. Sans doute la vĂ©ritĂ© de fait y est-elle malmenĂ©e par une oublieuse mĂ©moire mais câest au profit du parler vrai de la littĂ©rature qui nous touche parce quâil est lâexpression sincĂšre dâune subjectivitĂ©. Lâautobiographie est une fiction en devenir, dit un auteur malgache citĂ© bien opportunĂ©ment dans le texte (p.95) : les acteurs de ce passĂ© y deviennent personnages dâun univers romanesque dont la romanciĂšre revendique la libertĂ© :
« Alors jâĂ©cris des paysages, des baignades, notre maison, la ville, et je triche, jâinsĂšre ces passages dans les parties rĂ©digĂ©es au printemps dernier, en Ă©tĂ©, en automne. Jâaccentue, ponctue, relĂšve. Tisser des liens. Ajouter des feuilles aux arbres ou des taches de neige sur les sommets. Câest rassurant et exaltant, quoi quâil arrive dĂ©sormais, je peux prendre hier et le mettre Ă la place dâil y a dix ans, je peux prendre demain et en brouiller les contours dans lâeau trouble dâune riviĂšre malgache ». (P.164)
Le rĂ©cit dâenfance naĂźt de cette alchimie.
En quĂȘte de lĂ©gitimitĂ©
Raconter son enfance, câest Ă©videmment parler de ceux qui y ont participĂ©, morts ou vivant encore, tĂ©moins ou acteurs. Fanny Wobmann, dĂšs son projet, reconnaĂźt Ă ses parents « un droit de regard et de commentaires ». (p.162). La correspondance quâelle initie avec Nirina a le mĂȘme objectif. Dans les deux cas, quâattend-elle dâeux ? Des vĂ©rifications sur des points de dĂ©tail ? VĂ©tilles sans importance qui alimentent les conflits familiaux, sa sĆur explosant violemment :
« Tu utilises Nirina, les parents, tu prends ce dont tu as besoin pour ton projet Ă©goĂŻste et tu tâen fous des consĂ©quences. » (P.172)
Peut-ĂȘtre⊠Quoi quâil en soit, lâessentiel nâest pas dans ces petits arrangements avec la vĂ©ritĂ©. Loin du plaisir nostalgique de la rĂ©miniscence qui Ă©dĂ©nise tant de rĂ©cits dâenfance, loin aussi de ceux qui mettent des mots sur une blessure de jeunesse pour « en finir avec », la difficultĂ© pour lâautrice est de prĂ©server coĂ»te que coĂ»te sa libertĂ© de parole, dans le respect des siens, pour comprendre, Ă lâarticulation de deux points de vue : celui de lâamie noire et celui de la famille blanche, de quoi est tissĂ© ce quâelle nomme son « hĂ©ritage africain », au-delĂ du bien-ĂȘtre qui lâa habitĂ©e pendant ses annĂ©es malgaches. Cela passe par la comprĂ©hension de « blessures qui nâont pas leur place dans le texte » sauf Ă sous-estimer le pouvoir de lâĂ©criture. (p.175) sans, pour autant, ne garder que la part belle de lâhistoire. La matiĂšre de ce texte, jusquâĂ son organisation en deux fois quatre saisons correspondant aux deux ans de lâĂ©criture, est faite de ces interrogations qui dĂ©limitent le territoire de lâĂ©crivain.
En quĂȘte de sens
LâhĂ©ritage africain de Fanny Wobmann est celui dâune famille blanche vivant au Rwanda sept ans avant le gĂ©nocide puis Ă Madagascar. Elle se souvient dâune petite fille blanche sur le chemin de lâĂ©cole :
« On sâobserve. Mes cheveux blonds, mon sac dâĂ©cole et mes robes fleuries, leurs vĂȘtements dĂ©chirĂ©s, leurs jambes maigres et les plaies sur leur peau. » (p.27).
Que faire de ces images, comment les inscrire dans le récit ?
Le regard rĂ©trospectif de lâadulte, nourri par lâHistoire, dĂ©bouche sur une rĂ©flexion politique, sur la question de lâidentitĂ© blanche, issue du post-colonialisme. Pourquoi une gifle donnĂ©e Ă Nirina, son amie malgache, sans quâelle se souvienne prĂ©cisĂ©ment du contexte, conduit-elle Ă cette question : « Aurais-je honte aussi si jâavais giflĂ© une amie blanche ? » (P.144). Pourquoi, cette autre interrogation, qui dĂ©passe le cadre de lâĂ©criture du passĂ© : « Ătre blanche signifiait-il pour moi autre chose quand je vivais en Afrique et quand je vivais en Suisse ? Ai-je transformĂ© cette conscience en quelque chose de positif et dâutile ou en ai-je simplement profitĂ© sans la remettre en question ? » (P.151). Il lui faut aussi comprendre la position de ses parents, du travail de son pĂšre (au sein de la DDC) dans lâhistoire du Rwanda et dans celle de Madagascar. Pourquoi ? « Parce que câest ma vie, et que je lâai oubliĂ©e. Parce que je refuse que la rĂ©alitĂ© soit si dĂ©cevante. » (P.116). Peut-ĂȘtre est-elle plus proche de la vĂ©ritĂ©, de leur vĂ©ritĂ©, quand elle les dĂ©crit, pataugeant dans les contradictions dâhommes de bonne volontĂ© aux prises avec une situation inĂ©galitaire qui nâest pas de leur fait ou malmenĂ©s par les questions quâelle leur pose. Le rĂ©cit de vie reprend ses droits. Sans doute touche-t-on lĂ le vĂ©ritable objectif de cet ouvrage dĂ©cidĂ©ment hybride : le rĂ©cit dâenfance ne sâexonĂšre pas de la traque inquiĂšte de marqueurs dâun racisme silencieux dont lâĂ©crivaine endosse la mauvaise conscience. A lâappui de sa rĂ©flexion, elle convoque un certain nombre dâarticles aux titres explicites : De quelle couleur sont les blancs, Ce racisme que les blancs ne voient pas, Blanc comme neige, citĂ©s et rĂ©pertoriĂ©s. Lâautobiographie cĂšde le pas, dans ces moments Ă une prise de position militante sur la question. Nâest-ce pas faire dire au passĂ© plus quâil ne le mĂ©rite ? LâĂ©crivaine a dix ans quand elle quitte dĂ©finitivement Madagascar ! à relire son passĂ© Ă la lumiĂšre de ses inquiĂ©tudes du prĂ©sent, Ă©crit-elle pour dĂ©noncer, pour comprendre ou pour se rassurer ?
Retour sur le titre
« Je pense aux arbres quand ils tombent. Lâattente anxieuse, la tronçonneuse qui cisaille le flanc, la sciure qui gicle et Ă©claircit le sol, le cri dâavertissement, juste avant le dĂ©but du basculement, les craquements, de plus en plus profonds, la lenteur de la chute, comme si lâarbre hĂ©sitait, rĂ©sistait, puis capitulait, le bruit de la masse qui rencontre le sol, les branches qui se cassent, le souffle. Puis le silence. Le gĂ©ant endormi. » (P.102)
Les arbres ? Ils font le lien entre les deux territoires sentimentaux de lâautrice : arbres du voyageur et baobab dâun cĂŽtĂ©, Ă©picĂ©as et sapins blancs de lâautre. La premiĂšre et la derniĂšre page de son rĂ©cit qui lâenracinent dans le temps de lâĂ©criture, font la part belle aux essences dâEurope, comme si les questions concernant la part africaine de lâautrice avaient trouvĂ© des rĂ©ponses dans le travail dâĂ©criture accompli. Ils parlent aussi de transmission, lâattention aux arbres lui venant de son pĂšre. Sans doute alors, peuvent-ils tomber un jour.
Claudine Bergeron
aprĂšs un entretien avec Fanny Wobmann
et avec le concours de Marie-ThérÚse DevÚze
Fanny Wobmann est nĂ©e en 1984 Ă La Chaux-de-Fonds, mais a passĂ© ses annĂ©es dâenfance entre le Rwanda, Madagascar et les forĂȘts du Jura neuchĂątelois. Titulaire dâun master en sociologie et musĂ©ologie de lâUniversitĂ© de NeuchĂątel oĂč elle rĂ©side. Elle est comĂ©dienne et autrice.
Les arbres quand ils tombent est son troisiĂšme roman
Fanny WOBMANN : Les arbres quand ils tombent, Quidam, 2024