Il s’installe au café et commence à lire le roman qu’il vient de prendre dans une boîte à livres : L’Été, deux fois de Christian Costa. Il s’interrompt à la page 21 pour aller aux toilettes. Quand il revient, le livre a disparu. Rageant, non ?
Le narrateur et héros de l’histoire est rouennais, comme l’auteur. Cinquantenaire, tout pareil. Journaliste, plumitif, aspirant écrivain, également. De là à penser que cette mésaventure et ses suites sont vraiment arrivées à Fabrice Chillet, chaque lecteur jugera… Un indice peut-être : son roman est publié chez Bouclard dans la collection « Tout est vrai ou presque » !
d’une obsession l’autre
Le narrateur est pugnace : il se met à courir librairies, médiathèques et bouquinistes. Peine perdue, il doit se rendre à l’évidence, « son » livre est épuisé, introuvable. L’éditeur lui-même (Les Éditions de Minuit) a perdu la trace de Christian Costa, primo-romancier à trente-quatre ans qui n’a rien publié d’autre depuis 1989. Le lecteur empêché enrage. Retrouver un exemplaire de L’Été, deux fois devient une obsession. À force de s’agiter en tous sens, il tombe enfin sur une piste. Un critique littéraire lui ouvre une porte :
« ‘Un seul homme peut vous aider à récupérer ce livre. Il se nomme Guillaume Daban.’ Une adresse mail était associée à ce message. Un lien direct. Il ne me manquait donc plus rien. Le reste n’était qu’une affaire de transaction commerciale. Un vendeur, un acheteur. Je n’aurais qu’à régler la somme et bientôt le livre me parviendrait par la Poste. Cela ne prendrait pas plus d’une semaine. Brusquement, tout devenait ordinaire. Médiocre. Ma belle histoire, mon joli complot, s’effondraient tout à coup.
J’aurais bien bataillé encore un peu. J’étais presque déçu d’avoir remporté la victoire si vite.
Un homme me délivrait de ma frustration, Guillaume Daban, lui seul et pas un autre. »
p. 37
En effet, une fois en possession du livre, l’emprise ne cède pas, mais l’objet de la fascination change. Ce n’est plus seulement le roman de Costa, mais la personnalité de Guillaume Daban et sa curieuse toquade pour l’écrivain d’un seul livre qui l’occupent nuit et jour au point bientôt de se croire poursuivi, calomnié, moqué. Il cède à la paranoïa mais finit par entrevoir la solution pour ne plus être un rédacteur-fantôme englué dans une routine administrative paralysante et retrouver le plaisir de l’écriture :
« J’étais devenu un élément de la chaîne. Je faisais partie de cette histoire.
J’avais donc le droit de m’en emparer et de modeler un nouvel objet littéraire à ma mesure.
Mais dans ma vie, je tenais un projet d’écriture qui ne dépendait que de moi. Et j’avais tout à bâtir, sans avoir de comptes à rendre. Pour faire un roman, il faut mentir ou plus exactement inventer ses mensonges. C’est une liberté fabuleuse. Il faut aussi une volonté pour ne pas se satisfaire de la chimère. J’y pensais tous les jours. Je ne pensais plus qu’à cela. Sans avoir achevé une seule phrase, je me voyais déjà, le livre en main, la couverture blanche avec le liseré bleu. L’objet parfait déposé sur l’étagère, à la hauteur des yeux, toujours, voisin de Perec, de Perros et de Costa. »
p. 90
Le narrateur ira-t-il ou non au bout de son projet secret ? Trouvera-t-il autre chose ? Ou mieux, quelqu’un d’autre, au bout de sa quête ?
un jeu de piste littéraire
Il n’est pas indiqué « roman » sur la page titre et l’achevé d’imprimer est encore plus explicite : « Cette quête a été publiée dans sa première édition en 2023 ».
Pure fiction ? Histoire vraie ou arrangée ? Inspirée de faits et de personnages réels ?
Fabrice Chillet écrit à la première personne avec beaucoup d’autodérision et d’humour : son narrateur est velléitaire, dépressif, méfiant ; par contraste Guillaume Daban apparaît équilibré, calme et sûr de lui. Il n’en reste pas moins que Daban est un grand original ! Son abnégation à vouloir sortir un auteur méconnu de l’oubli (et seulement celui-là) peut paraître étrange, voire suspecte. N’est-ce pas une folie de se rendre acquéreur de tous les invendus d’un roman effacé il y a plus de trente ans ?
« Les intentions de Daban étaient louables. Cet homme sincère, cette invitation à poursuivre, à revenir à l’écriture. Pourtant, le souvenir ravivé de cette incursion en littérature a coûté à Costa. J’en suis convaincu. Lui qui s’est demandé plus d’une fois comment il avait pu oser écrire. Vous pouvez comprendre alors que pour une personne telle que lui le simple fait de penser à une réédition de son texte était vécu comme une violence faite à sa mémoire qui avait choisi depuis longtemps de tout oublier. Oublier cet instant d’égarement, sa prétention à vouloir se mêler à ses idoles. Costa ne voulait que revenir à la plage et au soleil, sans prendre le risque de se brûler les ailes, pour éviter de chuter définitivement. »
p. 120
deux fois deux, quatre
Au cours de rencontres mensuelles qui deviennent vite rituelles dans un café du quartier Odéon, Guillaume Daban raconte Christian Costa au narrateur. Puis au fur et à mesure que leur relation se fait plus amicale, le narrateur se découvre de plus en plus de points communs avec Daban, tout comme Daban s’était reconnu dans Costa en 1990.
Deux duos : Daban et Costa ; Daban et le narrateur. Trois hommes, comme les peintres Ripolin de l’affiche : le narrateur suit Daban qui suit Costa… une kyrielle !
Fabrice Chillet, le quatrième homme, ajoute à cette poursuite d’ombres et de doubles, une question sous-jacente concernant la création littéraire : l’admiration inconditionnelle d’un prédécesseur ne condamne-t-elle pas à la procrastination celui qui tente de se hisser à la hauteur de son modèle ? Finalement l’impératif du titre « N’ajouter rien » est sûrement plus un aiguillon à poursuivre qu’un point final.
C’est ce que fait Fabrice Chillet ! Non seulement cela, mais il nous offre en bonus une promenade culturelle stimulante hors des sentiers battus à travers les goûts que partagent ses duettistes pour les livres et le cinéma : Jean Echenoz, Frédéric Berthet, Christian Gailly, Jean-Philippe Toussaint, Georges Perec, etc. ; Rohmer, Chabrol, Clouzot, Cavalier, Bresson, etc.
Et pour les amateurs de mystères cinéphiliques, il y a aussi une énigme à éclaircir dans la dédicace « à Catherine Legeay »…
postlude
Le 1er septembre 2023 Bouclard publiait N’ajouter rien de Fabrice Chillet dans la collection « Tout est vrai ou presque ». Presque au même moment les Éditions de Minuit (Thomas Simonnet) rééditaient finalement L’Été, deux fois de Christian Costa, revu et corrigé par l’auteur, avec une nouvelle dédicace « à Guillaume Daban » ! Trente cinq ans après !
17 novembre 2023 — à la Maison de la Poésie
Le plateau réunissait Christian Costa (bonnet), Fabrice Chillet (pull bleu) et Alexandre Fillon (à gauche : le journaliste littéraire qui avait mis Fabrice Chillet en relation avec Guillaume Daban) ; le comédien Christophe Brault lisait des extraits de L’été deux fois et de N’ajouter rien ; dans la salle il y avait… Guillaume Daban ! Fabrice Chillet rencontrait Christian Costa pour la première fois. Une rare et étrange occasion de voir rassemblés un auteur et ses personnages…
Tilly Richard, lectrice du comité Hors Champ
mai 2024
Fabrice Chillet, N’ajouter rien. Bouclard Éditions, septembre 2023