En guise d’ouverture une dédicace de l’auteur : « Pour Kelly… si elle veut », suivie de l’avertissement de Brian Evenson qui signe une remarquable préface : « Ordure est un livre dont il faut faire l’expérience – pas un livre qu’on aime ». Nous voilà prévenus : un roman Hors champ, pour tout lecteur… s’il s’en trouve.
Un roman publié aux États-Unis par Eugene Marten et traduit en français pour la première fois par Stéphane Vanderhaege en 2021 (voir « Le mot de l’éditeur en annexe » en fin d’article)
Au centre de cette fiction, Sloper, agent d’entretien dans un immeuble de bureaux. Il y entre quand en sortent ses occupants du jour en cols blancs, vide les poubelles, étage après étage, jusqu’à la benne au sous-sol. Garçon solitaire, il vit chez sa mère mais à la cave, sans aucun lien entre eux que le vide-ordures. Un invisible parmi d’autres, une vie sans relief.
« Son corps, grand et massif, laissait présager une force prodigieuse mais Sloper refusait les obligations que cela semblait conférer, comme certains tempéraments refusent d’endosser une beauté physique.«
P.18
Trois temps dans ce court roman d’une centaine de pages. D’entrée, Eugene Marten y donne à voir l’envers du monde, le monde vu de nos poubelles béantes. La description, d’une froide justesse, révèle, en un recensement objectif, nos modes de consommation et de gaspillage avec leurs variantes en fonction des goûts ou des manies de leur utilisateur. Elles disent aussi, dans l’impudeur de nos déchets, l’absolu mépris que chacun manifeste à l’égard du préposé à la collecte, transparent, chosifié, et comme indifférent, lui-même, à ce déballage privé dont il récolte les miettes.
« Si des poches étaient vides, tu pouvais t’en servir pour y glisser des burgers et des sandwiches. S’il n’y avait plus d’emballage autour du burger ou du sandwich, tu prenais une serviette en papier d’une autre poche située sur le tablier plastique. Et ce n’était pas un problème si un sandwich ou un burger était à moitié mangé ; les salades de pomme de terre, provenant de chez le traiteur situé dans le hall d’entrée, étaient servies dans des petites barquettes plastiques ; elles aussi entraient dans les poches. Donuts, bagels, cookies, galettes de riz, croissants et muffins, idem. Les gens ne finissaient jamais leur salade de pommes de terre. »
P.20-21
Le septième continent prend racine dans nos déchets quand ils sont « libres d’être eux-mêmes, enfin affranchis de toute velléité humaine » (p.49).
Roman à charge, sans doute, mais sans effet de manche, dans l’effacement absolu d’un point de vue narratif pour laisser parler les choses d’elles-mêmes. Et elles le font : de la moquette qui « ripostait à chacun de tes pas » au mobilier avec lequel « tu devais faire », les partenaires de l’homme de ménage sont là, dans la matérialité de son univers et dans les règles absurdes qui en règlent l’ordonnancement. Eugene Marten pose un regard clinique imperturbable sur la grande machine déshumanisante de l’économie-monde d’aujourd’hui. C’est la première force de ce roman.
Plus dérangeant est le personnage qu’il place au cœur de cette fiction : l’homme-au-travail, pitoyable dans son désir de bien faire qui lui vaut d’être promu « agent du mois », dans une fête du personnel inénarrable, est aussi un homme- privé ! Le roman franchit un pas quand il s’intéresse aux errements de la libido de Sloper en lui faisant récupérer dans une benne le cadavre d’une femme qu’il ramène chez lui et héberge dans le frigo. Un sex-toy comme un autre ?
« Sloper ouvrit la porte et sortit un sac. Le plastique se déchira et des ordures se répandirent sur le sol. Comme pour le punir, quelqu’un lui donna un coup au visage. Il lâcha le sac et fit un pas en arrière, sa vision brouillée. Lorsqu’il retrouva la vue, il distingua un bras pâle qui sortait par l’ouverture carrée – qui ne le frappait plus, qui ne faisait plus rien. »
P.41
Marten donne à voir, là encore, en mots précis, sans émotion, sans filtre. Il dérange, à la frontière entre le tolérable et l’indicible, mais laisse son lecteur maître des émotions suscitées par les images des pratiques sexuelles de son personnage qui bafouent un interdit anthropologique. Entre sensibilité personnelle et doxa morale. À se mal comporter superlativement, l’agent d’entretien incarnerait « le mal » : du traitement des déchets à l’ordure ! Le romancier se joue de nos rapprochements hâtifs : un « déchet » n’est pas une « ordure » (p.97). Il ne prête à son personnage ni cruauté ni conscience de la gravité de ses actes. En deçà du bien et du mal, cet homme n’a croisé aucun regard ; il vit dans un univers sans visages, caricaturalement amputé d’affects : ses voisines, une tétraplégique et son infirmière, limitent leurs échanges au binaire oui-non d’un bip électronique ; sa mère et lui, moins « modernes » sans doute, communiquent par le vide-ordures ; le lien social du travail n’est qu’un empilement de stéréotypes vides… De quelle maladie humaine ce roman désarçonnant nous rend-il témoin, ensorcelés par l’écriture d’un auteur aussi habile qu’exigeant ?
Habile, il l’est, en effet, en construisant un troisième étage à l’édifice romanesque, jouant depuis le début sur l’efficacité des ellipses qui lui permettent de juxtaposer des images d’une extrême brutalité, celles qui mettent aux prises son personnage avec les nouveaux occupants de l’appartement maternel qui s’acharnent sur ce « coupable idéal », sur ce « monstre » tombé du ciel. Si tout romancier se pose la question « Comment finir ? », le dénouement d’Eugene Marten prend de court le lecteur, le contraint à repenser sa propre définition du mal : la perversion n’était pas où on la croyait.
Que dire enfin d’un écrivain qui élague la phrase pour rendre l’horreur horrible sans couleur ajoutée et embarque son lecteur, consentant ou pas, dans un « tu » subreptice qui nous oblige à partager cette lecture du monde. (Le mot du traducteur en annexe)
Claudine Bergeron, lectrice Hors Champ.
Février 2022
Le mot de l’éditeur
« Eugene Marten est né en 1959. Il vit à Cleveland. Il est l’auteur des romans In The Blind (turtle Press, 2003), Waste (Ellipsis Press, 2008), Firework (Tyrant Books, 2010), Layman’s Report (Dzanc Books, 2013). Son prochain roman, Pure life, sera publié en 2022 par Strange Light. On dit de lui que c’est un écrivain pour écrivains. Quoi qu’il en soit, il est un des fers de lance de la littérature américaine contemporaine. Il est traduit pour la première fois en français. Je l’ai découvert grâce à Stéphane Vanderhaeghe. J’ai lu trois titres par son entregent, et opté pour celui-ci, parce qu’il était le plus court d’une part, et parce que je n’ai jamais rien lu de tel. Cette économie de moyens pour dire l’indicible et la puissance évocatrice qui s’en dégage au-delà de ce qui nous est donné à lire. Le lecteur, poussé dans ses retranchements, avec l’injonction de se faire sa propre idée de ce qu’il lit. La manière poreuse et tentaculaire de dire par le détail, les accumulations de détails, l’état d’une société, ce qu’elle ne veut pas voir. Son inconscient. Eugene Marten se situe, pour moi, dans l’extrême contemporain, il est presque une sorte d’avant-garde à lui seul. La suite le montrera. C’est l’évidence d’avoir un texte unique qui m’a fait le publier. »
Le mot du traducteur
« Eugene Marten est un auteur assez méconnu aux États-Unis, pourtant admiré par nombre de ses pairs, mais dont l’œuvre, intransigeante, n’a sans doute pas reçu l’attention qu’elle mérite. J’ai connu Marten avec la publication de Layman’s report en 2013. Marten propose, de livre en livre, des portraits de personnages atypiques, ceux sur qui la littérature généralement ferme les yeux ; ou lorsqu’elle ne le fait pas, soit elle les glorifie soit elle les condamne. Ce que Marten ne fait pas, lui, optant pour une écriture minimaliste, sans fioritures, directe et brute, dépourvue de tout affect. Waste, de par sa concision, est un texte fort, saisissant, qui ne laisse pas indifférent. C’était l’occasion de lancer l’œuvre de Marten en traduction, une première pierre sur laquelle tenter de bâtir quelque chose avec Quidam. Il y a quelque chose d’évident à la lecture de Marten, l’impression d’emblée de lire un classique. Sur le plan narratif, c’est très efficace, le style est froid, clinique, et on se laisse facilement happer par la mécanique narrative. C’est cette efficacité qui, à mes yeux fait de Marten, un très grand auteur, qui ne cherche pas à impressionner mais construit une œuvre puissante, tout en ellipses, pour proposer aux lecteurs des expériences de lecture très fortes, nous plaçant dans une position inconfortable, qui nous force à interroger notre rapport aux textes et aux personnages dont ils dressent le portrait. Il y a quelque chose d’hyperréaliste, au sens pictural, dans le traitement narratif qu’il opère. Et c’est en grande partie là que résident les principales difficultés de traduction : dans l’extrême minutie, frôlant parfois l’aspect technique, des descriptions, à laquelle se mêle une part paradoxale de non-dit, de flou, marquée par les ellipses, qui demandent de patiemment reconstruire le sens sans pour autant jamais l’expliciter, et laisser le champ libre aux lecteurs, afin qu’à leur tour ils puissent faire cette expérience de lecture ».