[J] La petite chose noire, de Kiyo Tanaka

Illustré à la plume et à l’encre, cet album en noir et blanc est d’une extraordinaire limpidité. Sa délicate simplicité (bichromie, deux personnages, peu de texte) ouvre à une expérience apaisante du noir tout en abordant le deuil avec pudeur.

Lors de son trajet quotidien, une fillette rencontre une curieuse petite chose noire. L’une et l’autre vont longuement s’observer, comme elles contempleraient un reflet qui s’échappe, avant de partager une expérience magique dans le noir.

Le noir, cette couleur merveilleuse

« On a vraiment le droit d’aller là ? Je passe de l’autre côté… »

À la première page, une étrange présence attire l’œil. En installant cette petite chose noire opaque sur un muret, l’autrice-illustratrice Kiyo Tanaka  convoque la célèbre comptine anglaise Humpty Dumpty citée dans De l’autre côté du miroir (1871) de Lewis Carroll, suite des aventures d’Alice au pays des merveilles (1865). Dos à la rue, sa silhouette forme une ombre muette, dessinant les contours d’un trou noir, comme une entrée dans un monde inconnu.

Sur la page de gauche, le point de vue de l’enfant se dévoile en phases courtes et discrètes, comme chuchotées au creux de l’oreille du lecteur. En quelques pages seulement, le rythme du découpage narratif se fait contemplatif. Il donne à sentir comment cette nouvelle amitié prend le temps de s’installer.

La petite fille poursuit son chemin et remarque, encore et encore, cette petite créature. Intriguée, elle initie un échange avant de la suivre dans un jardin et savourer avec elle un thé dans une maison inoccupée. Moment complice de recueillement.

L’ambiance diurne disparaît au profit du noir absolu lorsque les deux amies pénètrent dans un placard à porte coulissante, passage comparable à l’armoire magique du Monde de Narnia (C.S Lewis). Elles s’installent dans cette obscurité accueillante comme dans un bain sensoriel.

« À l’intérieur, il fait très sombre. La petite chose noire ferme les yeux. Alors, moi aussi. J’entends le souffle du vent. Whou-ou ! »

La petite chose noire guide ensuite l’enfant dans un monde nocturne où règne l’insouciance des jeux et l’exploration des cinq sens. Illuminé par des lucioles, ce refuge noir abrite un énorme et douillet animal à fourrure, lointain parent de Mon voisin Totoro (1988) d’Hayao Miyazaki. Comme dans ce film d’animation, l’expérience avec des êtres magiques apporte sécurité et réconfort face à l’absence. Après une bonne sieste, la fillette déclare avec un sourire serein : « J’ai rêvé de ma maman ». La petite bête serait-elle venue la consoler, comme elle peut, d’une maman disparue ?

Une histoire de consolation

La page illustrée du titre offre quelques indices sur cette absence. La petite fille y avance seule tandis que, derrière elle, une mère se promène avec ses deux jeunes enfants. Cette dernière échange un regard complice avec l’aînée, probablement du même âge que l’héroïne. L’histoire se referme sur celle-ci rejoignant son père, salaryman sans doute tout juste sorti du travail. Ces deux images, qui se font miroir, invitent à s’interroger sur cette mère qui manque. Où est-elle ? Les parents sont-ils séparés ? Cette mère, présente en rêve, est-elle décédée ? Dans les représentations japonaises de la famille, il est plutôt rare de voir un homme endosser le rôle du soin et de l’attention, traditionnellement dévolu aux femmes. C’est un autre parallèle avec Mon voisin Totoro dans lequel le père attentionné, soutenu par ses voisines, s’occupe de ses deux fillettes pendant que son épouse est hospitalisée. Le tendre et silencieux Totoro apparaît aux deux sœurs pour les aider à traverser cette épreuve de l’absence maternelle.

https://www.youtube.com/watch?v=uPcIlpIjg3A

Dans ce ballet où l’une cherche l’autre,  sans doute la petite chose noire représente-t-elle une possible réminiscence de cette même épreuve du manque, si ce n’est celle du deuil. L’imaginaire japonais compte une espèce fabuleuse, celle des yôkai. Tantôt bienveillants tantôt espiègles, ils  déroutent les habitudes des humains. La petite chose noire fait-elle partie de ce petit peuple ? Symbolise-t-elle la manifestation d’une douleur muette, indicible avec laquelle l’enfant tentait de composer ? Une chose est certaine, la petite chose devait déjà rôder près d’elle depuis quelques temps, attendant patiemment d’être enfin remarquée.

Le parcours de cette rencontre inédite est parsemé de végétaux et fleurs durant lequel bonsaïs, plantes rampantes et fleurs se succèdent. Les deux amies traversent ensemble un jardin qui embaume avant de découvrir son négatif (comme celui d’une photographie) dans lequel abondent petites lueurs et fleurs merveilleuses. Lors de leur séparation, la petite chose offre une fleur à l’enfant qui en fait don à son père.

La fleur, discrète, témoigne du souvenir heureux qui nous relie à celles et ceux qui sont loin ou qui ont disparu. C’est aussi dans le noir qu’on peut prendre le temps de (se) ressentir et être ému comme lorsqu’une fleur est offerte par une petite chose noire.

Pamela Ellayah, lectrice comité Jeunesse
Février 2022

TANAKA, Kiyo : La petite chose noire, Le Cosmographe, 2021