Le voyage initiatique de Daunis, jeune femme aux deux cultures
Ă la fois roman policier, roman de sociĂ©tĂ© et dâapprentissage, ce livre raconte le long parcours de lâhĂ©roĂŻne, blanche par sa mĂšre et autochtone de la tribu ojibwĂ©e par son pĂšre, pour rĂ©tablir la paix dans sa communautĂ© et y trouver sa place.
Une dose de rage, câest ce que ressent Daunis, bientĂŽt dix-neuf ans, quand sa meilleure amie Lily est tuĂ©e sous ses yeux par son ex-petit ami sous lâemprise dâune drogue dure, la mĂ©thamphĂ©tamine, dont les effets ont Ă©tĂ© dĂ©cuplĂ©s par un mystĂ©rieux produit. Elle accepte alors de devenir IC (indicateur confidentiel) pour le FBI qui enquĂȘte, avec deux agents infiltrĂ©s, sur le produit utilisĂ© et sur le rĂ©seau de drogue dans la rĂ©serve ojibwĂ©e du Michigan. Car elle souhaite faire la lumiĂšre sur la mort de son amie, protĂ©ger les jeunes de sa communautĂ©, mais aussi mieux connaĂźtre Jamie, le jeune agent fĂ©dĂ©ralâŠ
Un lieu particulier
Lâaction se dĂ©roule entre Sault-Sainte-Marie, ville ancienne situĂ©e dans la rĂ©gion des Grands Lacs, sĂ©parĂ©e de sa jumelle canadienne par la riviĂšre Sainte-Marie et Sugar Island, Ăźle oĂč rĂ©side la communautĂ© amĂ©rindienne ojibwĂ©e. Daunis navigue quotidiennement entre les deux puisque lâĂźle est facilement accessible en ferry, passage symbolique entre ses deux appartenances.
Des traditions, une langue
AmĂ©rindien, Autochtone, AnichinabĂ©, OjibwĂ© : il est parfois difficile de se retrouver dans tous ces termes. Pourtant, grĂące aux explications claires de lâhĂ©roĂŻne, nous les assimilons facilement. Elle sâadresse Ă Jamie, le jeune enquĂȘteur du FBI qui vient de sâintroduire dans le lycĂ©e et lâĂ©quipe de hockey :
« Anishinaabe signifie le « peuple originel, indigĂšne ». Nish. Nishnaab. Shinaab. Ce terme fait surtout rĂ©fĂ©rence aux OjibwĂ©s, Ouatais et PotĂ©ouatamis de la rĂ©gion des Grands Lacs. La langue ojibwĂ©e sâappelle lâanishinaabemowin ou lâojibwemowin. »
Lâautrice explique nâavoir pas voulu mettre de lexique dans son livre afin que la langue anichinabĂ© en fasse partie intĂ©grante et se comprenne aisĂ©ment dans le contexte. Ce parti pris donne au texte une poĂ©sie et une saveur particuliĂšres.
De mĂȘme, nous sommes immergĂ©s dans les rites et traditions de cette tribu. Nous assistons Ă un pow-wow (rassemblement festif dâAmĂ©rindiens avec danses traditionnelles) oĂč la jeune femme commente les costumes des danseuses pour son ami :
« Sa tenue dâapparat inclut une robe, une ceinture, des mocassins, et de nombreux autres accessoires. Les danseuses complĂštent leur tenue petit Ă petit. Chaque piĂšce la relie Ă sa famille, Ă ses professeurs, et mĂȘme Ă ses ancĂȘtres sur plusieurs gĂ©nĂ©rations. »
Lâimportance de la nature, des plantes, dans la vie quotidienne et les rituels est joliment dĂ©crite :
« MĂ©mĂ© Pearl ramassait ces fleurs [des pensĂ©es] aux couleurs vives. Elle les mĂ©langeait avec de la graisse dâours fondue pour confectionner un onguent pour lâeczĂ©ma de mon pĂšre. Je buvais en infusion leurs pĂ©tales sĂ©chĂ©s, quâelle gardait dans une boĂźte Ă cafĂ©. Elle faisait aussi bouillir les pĂ©tales â violets uniquement â pour rĂ©aliser une teinture dans laquelle elle trempait des bandes de frĂȘne noir qui lui servaient ensuite Ă la confection de ses paniers tressĂ©s.»
Une narratrice attachante, de beaux portraits de femmes, des thĂšmes forts
Câest Daunis elle-mĂȘme la narratrice du roman : nous suivons de trĂšs prĂšs ses Ă©motions, ses pensĂ©es, lâĂ©volution de ses sentiments pour Jamie, les pĂ©ripĂ©ties de lâenquĂȘte parfois complexe quâelle mĂšne en suivant les enseignements de son oncle David, mort lui aussi de façon suspecte :
« Il mâa appris les sept Ă©tapes de la mĂ©thode scientifique : observer, interroger, rechercher, faire des hypothĂšses, expĂ©rimenter, analyser, conclure. De lâordre dans le chaos. »
Nous accompagnons avec empathie la jeune fille qui tente de se construire de façon droite, solide, malgrĂ© la dĂ©chirure de sa double origine et son rĂŽle perturbant dâindic. Le thĂšme du mensonge, de la duplicitĂ© est dâailleurs traitĂ© Ă travers ce rĂŽle quâelle joue, mais aussi avec le personnage de Jamie, agent infiltrĂ© qui de plus simule au dĂ©but une attirance pour rendre leur rapprochement crĂ©dible.
« Dans ma priĂšre matinale, je demande du gwekowaadiziwin. De lâhonnĂȘtetĂ©. Car mener sa vie avec intĂ©gritĂ©, câest ne tromper ni soi-mĂȘme ni les autres. »
Les personnages secondaires sont fouillés, nuancés, avec de beaux portraits de femmes comme la tante paternelle de Daunis, proche des traditions mais aussi réaliste et énergique. Elle mÚne réguliÚrement, avec la victime et quelques amies, des « opérations couverture » pour punir les coupables de viols : roulés dans une couverture, ils sont tabassés !
Lâimportance des Anciens, de la transmission, est aussi trĂšs prĂ©sente avec, par exemple, un personnage comme Mamie June, la grand-mĂšre de Lily, pleine de fantaisie, de sagesse et de bienveillance pour la jeune femme.
Une autrice légitime, un roman « own voice »
Tout comme Daunis, Angeline Boulley est originaire de Sault-Sainte-Marie, fille du gardien de feu (chargĂ© dâentretenir le foyer durant les rituels) de la communautĂ© ojibwĂ©e, membre du Clan de lâours. TrĂšs attachĂ©e Ă lâĂ©ducation autochtone, elle a Ă©tĂ© directrice du Bureau de lâĂ©ducation indienne.
LâidĂ©e de ce livre lui est venue quand, lycĂ©enne, elle a appris quâun nouvel Ă©lĂšve Ă©tait en fait un agent infiltrĂ© de la brigade des stupĂ©fiants. Elle nây occulte pas les addictions diverses, les violences faites aux femmes, les complexitĂ©s juridiques qui pĂšsent sur les Autochtones. Elle souhaite sâadresser aux jeunes gĂ©nĂ©rations de son peuple, mais pas seulement, car les livres, dit-elle, sont une bonne mĂ©decine. Lâadaptation prochaine en sĂ©rie Netflix par la sociĂ©tĂ© de production de Barack et Michelle Obama Ă©largira encore son public.
Chi Miigwetch (merci beaucoup) pour ce roman dense et riche !
Et pour aller plus loin
Beaucoup de rĂ©fĂ©rences en anglais. Mais un tĂ©moignage traduit en français retrace lâhistoire de la culture ojibwĂ© : RĂ©cit dâune indienne Ojibway dâIgnatia Broker, Ă©ditions du Rocher, 2000.
Marie-Christine Gaudefroy, lectrice du comité Jeunesse
Janvier 2022Â
BOULLEY, Angeline : Une dose de rage, Nathan, 2021 (Grand format). Belle couverture de Moses Lunham (artiste ojibwĂ©), hommage Ă lâart amĂ©rindien.
Légende complÚte de la photo des jeunes danseuses : « Deux jeunes autochtones dansent aux Cheyenne Frontier Days le 22 juillet 2013. » © : Bambi L. Dingman /Dreamstime.com
Source : L’encyclopĂ©die canadienne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/danses-de-pow-wow