Mare Nostrum, « De la révolte à l’écrit et à l’action en même temps »
Écrivaine et traductrice de textes antiques, Marie Cosnay mène depuis de nombreuses années une activité militante dont elle témoigne dans ses ouvrages. Elle enquête, alerte, aide les exilés qui parviennent sur les rives européennes après avoir traversé la Méditerranée ou affronté l’Atlantique, et accompagne les familles des personnes disparues en mer.
J’ai eu la chance et le plaisir de m’entretenir avec elle.
Son désir de s’engager est né de l’extrême injustice ressentie face aux droits dont elle dispose, mais dont beaucoup sont privés, notamment celui de circuler et passer librement les frontières. De la révolte à l’écrit et à l’action, en même temps. Il y a un pas, c’est le sien.
Des îles : une œuvre-enquête en trois volumes
Sensible à cette inégalité radicale qui permet à certains de franchir les frontières et à d’autres pas, l’autrice a publié la trilogie Des îles aux éditions de L’Ogre. Elle y rapporte les fragments de vie des migrants pour lesquels elle se bat, elle parle de ce désastre dont on se détourne, de la complexité de la politique d’immigration européenne, des inégalités qu’elle génère et de l’urgence qu’il y a à agir. La question de l’insularité est l’une des préoccupations essentielles : une île peut devenir une prison. Depuis l’accord entre l’UE et la Turquie en 2016, la Grèce a transformé les camps de réfugiés à Lesbos en camps de détention.
Cet accord est honteux. Une chose nous dépassera bientôt : les autres îles – Les Canaries, les Baléares, Lampedusa – autrement dit l’Espagne et l’Italie, ces premiers pays d’arrivée, connaîtront-ils après la Grèce les mêmes contraintes européennes et comment y réagiront-ils ?
Le recensement des naufrages est largement sous-estimé : quelques personnes atteignent la rive d’en face. Les autres disparaissent. Des corps échouent sur les plages, et leur identification se heurte alors aux multiples entraves administratives.
Ce n’est pas une tragédie, dans le sens où des forces nous dépasseraient.
C’est une politique choisie.
La disparition est inentendable
Avec l’aide de volontaires venus d’horizons divers – membres d’ONG, chercheurs, militants – Marie Cosnay n’a de cesse d’accompagner les exilés, d’aider avec toute son énergie les familles des personnes qui ont disparu. Car la mort, tant qu’on n’en a pas la preuve, est inentendable. Croire, on se raccroche à cela : croire. On croit que c’est croire à la vie, à l’autre, au frère, au parent disparu. On sait qu’il n’est plus là et on ne peut pas le savoir. Ce n’est pas qu’on ne veut pas savoir, c’est qu’on ne peut pas – parce que les histoires et les multiples possibilités de l’aventure, de l’épopée qu’est une vie, sont toujours plus grandes que les raisons raisonnables et rationnelles. Et même : quand on sait, qu’on tente de faire son deuil, qu’on a compris, qu’on dit qu’on a compris, on a besoin du deuil. On a besoin de savoir où s’arrête, justement, la folie de l’histoire et du corps. On a besoin de dessiner le territoire, le terrain. Ici le vivant, ici le mort. Ici le mort que je peux aimer sous une forme, encore. Il n’est pas cette séance, ce chaos que laisse à penser la mer immense, océan ou Méditerranée. Alors on cherche : des traces, un nom, des os, un test ADN, etc. On cherche. On ne cesse pas de chercher.
Toi et ton frère : l’écriture pour porter les voix
Traductrice des Métamorphoses d’Ovide, l’autrice met au service de cet immense travail d’enquête et de témoignage son talent littéraire indéniable. Elle conjugue réflexion historique, géopolitique, et réflexion éthique dans une écriture aussi précise qu’alerte, poétique et inventive. Il se dégage de ses écrits une empathie et un respect profonds pour ceux qu’elle accompagne, et nous la sentons soucieuse par dessus tout peut-être de donner une voix à chacun, à chacune, et de rendre à tous, vivants et morts, leur humanité.
« L’un est l’autre, lui c’est moi. Le frère d’un exilé qui disparaît, c’est mon frère ».
L’opuscule Toi et ton frère, publié aux éditions sun / sun dans la collection Fléchette, retrace l’histoire des frères Barberousse. Loin du sujet précédemment exposé, pourrait-on penser. Il en est proche au contraire.
Parce que les frères sont deux pour le même surnom, que cela évoque la multiplicité, le double, le double nom, les frères, l’autre qui est le même.
Comment sont apparus ces héros légendaires ? La question est incantatoire. Elias, Ishak, Aroudj et Hizir jouent et grandissent sur l’île de Lesbos, turque depuis 1462, entourés par un père musulman et une mère chrétienne. De si belles ententes sont encouragées par le sultan Mehmet II. Les quatre fils de Yakub choisissent leur voie, l’un étudie, les autres versent dans la poterie, la marine ou le commerce. Le goût pour l’aventure les amène à prendre le large, toujours plus loin. Elias met de côté les études et les accompagne en mer. C’est alors que leur bateau croise près de Tripoli des Hospitaliers, qu’un combat s’engage, qu’Elias est assassiné.
Comment de jeunes potiers et marins marchands sont-ils devenus ces héros ? Portés par la nécessité, la colère et le désir, Aroudj, Hizir et Ishak sont irrésistiblement attirés vers Alger, la haute cité des corsaires, après la mort de leur frère aîné. XVème et XVIème siècles. C’est le temps de la reconquête de la péninsule ibérique par les souverains d’Espagne, de la Prise de Grenade, du massacre des musulmans. Par leur audace et leur bravoure, les deux frères encore vivants deviennent en Méditerranée la terreur des Espagnols et entrent dans la légende sous le nom de Barberousse.
Le texte débute par cet hommage, comparaison implicite entre ces héros d’hier et les migrants d’aujourd’hui :
« À tous les jeunes héros qui ont pris des bateaux, qu’ils aient disparu pour toujours dans la mer d’Alborán ou qu’ils aient atteint les rives interdites et désirées, ces pages sont dédiées ».
Ainsi, Marie Cosnay établit d’emblée un parallèle avec la cause des exilés qu’elle défend. La mer a englouti les victimes de ces guerres mi-historiques, mi-légendaires, comme elle ensevelit aujourd’hui les migrants. Le courage des femmes et des hommes, ces héros, qui tentent la traversée se compare à celui des aventuriers Barberousse, en ce sens qu’il naît de l’élan, que rien n’arrête. Jamais. Ni autrefois, ni aujourd’hui, ni demain.
Écrire et agir en même temps mène tout droit vers ce que l’autrice tient de plus cher : l’un est l’autre, lui c’est moi, il y a une sorte de communauté qui dépasse celles qui sont instituées, nationales, ethniques ou religieuses, une sorte de communion des saints. Les saints, selon la définition qu’en donne Bernanos : “ Nos amis les saints… Ces grandes destinées échappent, plus que toutes les autres, à n’importe quel déterminisme : elles rayonnent, elles resplendissent d’une éclatante liberté. Mais ils ne sont pas pour autant des surhommes et des surfemmes. Ils sont les plus humains des plus humains. » La communion des humains qui sont humains, en quelque sorte. L’absent, le frère qui disparaît, comme celui de Ryad dans Des îles 3, est mon frère.
« Le passé est tenu à l’avenir, ou le contraire. Le passé peut être volé. »
Les références à l’actualité affleurent dans l’histoire des frères Barberousse, les faits historiques ponctuent la trilogie Des îles. Marie Cosnay explique ce choix de mêler passé et présent en citant Mahmoud Darwich, qui évoque « l’Autre », l’Israélien, et dit : « Nous faisons face à une idée reçue selon laquelle nous n’aurions pas de passé. Comme si notre passé venait de débuter. Comme s’il était la propriété exclusive de l’Autre. (…) C’est pourquoi je pense que la défense du passé se confond avec la défense du droit du présent à prendre son élan. C’est la condition nécessaire pour faire un pas vers l’avenir. » L’autrice complète : Le passé est tenu à l’avenir, ou le contraire. Le passé peut être volé. L’intérêt des rois catholiques, auquel s’ajoute l’inconscient, refoulé, espagnol, est d’oublier que la péninsule a été arabe, et musulmane. Que le nom même, Madrid, vient de l’arabe, Mayrit, pour désigner les eaux souterraines qui abreuvent la ville. Et l’on ne fait pas une légende de ce passé… La mer d’Alborán est une mer qui a vécu de nombreux naufrages, issus de décisions politiques ou de défaites, les bateaux allaient alors du nord vers le sud. C’est le cas à la chute de la république, après la guerre civile, c’est le cas au moment de l’exil terrible des Morisques. C’est une mer qui n’en est pas à ses premières traversées empêchées, et périlleuses.
Mare nostrum ! L’expression antique n’a pas perdu de son sens : la Méditerranée n’a jamais été un espace géographique de passage d’une terre à une autre, mais un espace de conflits, de main mise, variant au gré des hommes qui sont venus s’y perdre et qui continuent de s’y perdre. L’écriture poétique de Marie Cosnay qui illumine l’entretien qu’elle m’a consacré, est une écriture éminemment politique dont la puissance émotionnelle honore la littérature.
Patricia Huby
Mai 2024
Pour en savoir plus
La collection Fléchette
Un mot sur les beaux petits ouvrages de la collection Fléchette. Tous s’ouvrent sur la reproduction d’une image encartée aux quatre coins sur la page de garde. En cela, la démarche de l’éditeur est singulière : le Musée Albert Khan de Boulogne Billancourt abrite une très importante collection d’autochromes (photographies en couleurs sur plaques de verre) rassemblée au début du XXème siècle par le philanthrope Khan qui envoyait des opérateurs dans tous les pays pour réaliser des reportages, conserver des traces d’un monde en plein changement. Afin de valoriser ce fonds « Archives de la Planète » constitué de 1909 à 1931, il est proposé à des auteurs contemporains de sélectionner une autochrome à partir de laquelle ils écrivent un texte court.
C’est dans cette collection que Marie Cosnay a écrit Toi et ton frère. Elle cherchait une vue du port d’Alger. J’étais dans cette mer, j’y rencontrais les corsaires, les Ottomans, les Berbères, les Chrétiens, je voulais voir se dérouler cette aventure des frères Barberousse, comme en accéléré. Le cliché d’Alger qu’elle a choisi, de 9 x 12 cm, date de juin 1929, le phare et la mer se devinent au loin, après seulement que le regard ait été happé par le premier plan, la route, des entrepôts, la beauté des bâtiments qu’effleure la lumière rasante du soleil. Une très précieuse photographie.
Livres de Marie Cosnay cités dans l’article :
- Toi et ton frère, Éditions sun / sun Collection Fléchette 2023 (Hors Champ, avril 2024)
- Des îles, Lesbos 2020 – Canaries 2021, Éditions de l’Ogre 2021 (Hors Champ, octobre 2021)
- Des îles, Îles des Faisans 2021-2022, Éditions de l’Ogre 2023 (Hors Champ, mars 2023)
- Des îles, Mer d’Alborán 2022-2023, Éditions de l’Ogre 2024 (Hors Champ, février 2024)
- Ovide, Métamorphoses, traduction Marie Cosnay, Éditions de l’Ogre 2017
- Lien vers le site de la BnF / carte de l’œkoumène