Grand voyageur, Nicolas Jolivot a trouvĂ© sa route en dessinant les vents, lors dâun tour de France Ă pied, aprĂšs lâobtention de son diplĂŽme des Arts DĂ©co de Paris. Belle entrĂ©e en matiĂšre, dans le pĂ©rimĂštre modeste de lâhexagone !
Lâartiste sensible Ă lâimpalpable, au fugace, au changeant, va dĂšs lors oĂč le vent le pousse, beaucoup plus loin, Ă la dĂ©couverte du monde. Ses Carnets en gardent la trace. Sa bibliographie est une invitation au voyage : Japon Ă pied sous les volcans : carnets de voyage. (HongfFei 2018), Baltique Ă pied, dâĂźle en Ăźle. (HongFei Cultures 2019), Aux sources du Nil : carnet de voyage en Ouganda et en Ethiopie (Elytis 2020), pour nâen citer que quelques- uns.
Le marcheur assagi, comblĂ© mais pas blasĂ©, se sĂ©dentarise en fĂ©vrier 2019, de retour dans le Saumurois de ses origines, au « sĂ©jour quâont bĂąti (ses) aĂŻeux ». Pratiquant dĂ©sormais « lâart oubliĂ© de la marche Ă quatre pattes », le voici reparti pour un voyage diffĂ©rent, pour des voyages dans (son) jardin. Deux annĂ©es passent en effet dans lâexploration quotidienne du lopin de terre devenu jardin, « mon jardin » comme on dit « mon ami ». Car rien ne nous appartient, ni des lieux ni des hommes… Avec Voyages dans mon jardin, Nicolas Jolivot opĂšre un retour aux sources de sa vie, de sa construction intellectuelle et affective, de son rapport au monde.
Parti si loin, mais revenu, il apprivoise humblement ce territoire quâil avait dĂ©laissĂ© comme sâil lui fallait gagner Ă nouveau sa confiance. Le jardin se mĂ©rite ! « En effet, je ne prĂȘtais plus attention-dit-il-Ă mon proche environnement depuis trop longtemps. Je me fis alors Ă lâidĂ©e de frĂ©quenter mon jardin presque chaque heure de chaque jour, comme une longue expĂ©dition qui durerait deux ans. DâoĂč rĂ©sulte ce carnet dâĂ©merveillements. »
De cette frĂ©quentation Ă©tonnĂ©e, attentive, respectueuse et Ă©merveillĂ©e, est nĂ© en effet un Livre des Merveilles comme jadis celui de Marco Polo, mais Ă lâĂ©chelle du minuscule, du « jardin de monsieur Tout-le-monde ». Ni botaniste, ni entomologiste, Nicolas Jolivot recense, sur un Ă©chantillon de territoire, la flore et la faune des Pays de Loire. Un almanach du jardinier oĂč le cycle des saisons dĂ©cide des plantes, des oiseaux, des insectes et petits mammifĂšres, habitants de ces lieux. Les planches naturalistes qui en attestent se succĂšdent de janvier Ă dĂ©cembre, et signent lâidentitĂ© particuliĂšre de ce livre dâart : janvier et Jean-Michel, le rouge-gorge, fĂ©vrier oĂč « le vent a giflĂ© le rosier contre son mur » âŠ. DĂ©cembre quand « un Ă©clat rouge inattendu perturbe la grisaille du brouillard endormi. Un pic Ă©peiche vient faire un tour. »
PrĂ©cision du dessin et sens de la couleur servent la justesse dâune reprĂ©sentation. Evitant Ă©lĂ©gamment la raideur du genre, lâartiste choisit une mise en page en partie hors cadre, pour suggĂ©rer la plante dans son entiĂšretĂ© dynamique, jamais figĂ©e par lâĆil professionnel du botaniste. Ainsi la glycine floribonde dĂ©gringole en avril du haut de la page pour lâivresse sucrĂ©e de trois abeilles charpentiĂšres, dans une mĂȘme vibration de la vie. Le plan coupĂ© agrandit lâeffet visuel que la minutie de lâaquarelliste magnifie dans le rendu de la transparence des pĂ©tales.
Lâexigence scientifique nâĂ©crase pas lâĂ©motion esthĂ©tique, ne gomme pas ce moment inaugural de lâenfance oĂč, regardant « la fleur Ă©panouie dâun liseron, (lâauteur est) subjuguĂ© par la beautĂ© de cette simple corolle. Elle devient Ă cet instant (son) premier choc esthĂ©tique et semble de surcroĂźt vouloir (lui) confier un secret Ă travers son pavillon en forme de bouche ouverte ». La page de garde qui introduit Ă la lecture est un clin dâĆil Ă ce liseron chanceux ! Premier dialogue avec la nature, tout proche du lyrisme de Colette quand elle Ă©voque lâamour de Sido pour son jardin.
Planche aprĂšs planche, le texte dâaccompagnement sâinscrit dans lâimage au grĂ© de lâespace laissĂ© libre par le foisonnement vĂ©gĂ©tal : il joue avec sobriĂ©tĂ© son rĂŽle dâidentifiant documentaire et ajoute Ă la beautĂ© de la fleur ou de lâoiseau, ou de lâinsecte, la magie du nom savant. Ainsi de cette premiĂšre rencontre dans le jardin de janvier sous-titrĂ©e : Jean-NoĂ«l, Rouge-gorge, Erithacus rubicula ! Savoureux mĂ©lange des genres : un Erithacus nommĂ© Jean-NoĂ«l⊠Le sĂ©rieux nâexclut pas la fantaisie affectueuse dâun improbable prĂ©nom.
Les planches botaniques alternent avec des scĂšnes de la vie au jardin : souvent des doubles pages somptueuses oĂč on devine, comme dans certaines toiles de Monet la robe claire dâune dame, les occupants de ce jardin, saisis dans le mouvement de leur vie : un enfant qui joue, un vieil homme qui sarcle, une jeune femme avec sa bicyclette. Belles images du temps passĂ©. Les hommes façonnent le jardin comme le jardin les façonne. Nâest-il pas, plus quâun espace, « la somme des moments oĂč on sây retrouve » ?
Un jardin habité
Elles alternent Ă©galement avec des reprĂ©sentations de la maison qui est nĂ©e dans ce « jardin Ă la campagne, prĂšs dâune riviĂšre connue des seuls habitants de ses rives, le Thouet ». Un enclos, puis une construction qui Ă©volue au grĂ© de ses habitants depuis 1869. La maison de tuffeau et les toits dâardoise grise, câest toute lâĂ©lĂ©gance du bĂąti du val de Loire pour le rendu de laquelle lâartiste a fait le choix du dessin dâarchitecte, sous divers angles et Ă diverses Ă©poques.
Cet ouvrage, en effet, nâest pas simplement une superbe Flore de nos RĂ©gions mĂȘme si sa sĂ©duction doit beaucoup au volume imparti Ă ce thĂšme. Câest Ă©galement le rĂ©cit dâune annĂ©e de la vie de ce jardin et le rĂ©cit de son histoire de 1820 Ă 2021. Le jardin est, de la sorte, incarnĂ©, habitĂ©, au fil dâune double temporalitĂ©. La premiĂšre est celle dâun cycle vĂ©gĂ©tal et dâun temps court Ă hauteur de lâindividu. Les mois de lâannĂ©e titrent les douze entrĂ©es de lâalmanach dâun jardinier particulier : chronique des travaux et des observations prĂ©paratoires Ă lâĂ©laboration de ce Carnet de voyage original. En mĂȘme temps lâartiste-narrateur se reconstruit au contact de ce lieu, dans le jaillissement de bribes du passĂ© : une bille bleue exhumĂ©e par la binette sous le pied de rhubarbe suffit Ă convoquer lâenfance et ses jeux avec « un plaisir presque douloureux ». Nous feuilletons un album de famille quâune page vient illustrer, comme une photo Ă lâancienne, oĂč chacun prend la pose, joliment dĂ©suĂšte. Hommage tendrement nostalgique aux siens qui met en place le deuxiĂšme axe temporel, plus long, la gĂ©nĂ©alogie familiale allant de pair avec lâhistoire du jardin. Les douze titres choisis parlent dâeux-mĂȘmes : Du jardin Ă la campagne au Jardin des plaisirs en passant par Le jardin vivrier puis Le jardin Ă la ville, le jardin sort de terre, se protĂšge derriĂšre ses murs, rĂ©siste Ă lâurbanisation, bĂ©nĂ©ficie des technologies nouvelles et voit passer lâHistoire avec un grand H. Le texte a valeur de tĂ©moignage et sâinscrit, sans volontĂ© didactique affichĂ©e, dans le travail des historiens de la vie privĂ©e. Il raconte ce que les gĂ©ographes nomment lâĂ©volution des paysages. ClĂŽturant lâouvrage, Le jardin vu du ciel Ă©voque les photographies aĂ©riennes dâArthus Bertrand : un autre aspect du talent de Nicolas Jolivot.
Le jardin, entre nature et culture, tĂ©moigne de ce que la main de lâhomme ajoute Ă une nature primaire, illusoire sous nos latitudes. Il apprivoise la nature sauvage et se dĂ©fend contre les plans dâurbanisation qui le rĂ©duisent comme peau de chagrin. Sa flore est aussi un entre deux : un mĂ©lange variĂ© dâespĂšces endĂ©miques et dâespĂšces introduites, au grĂ© des modes et des voyages. La nature et lâhomme y cohabitent en bonne intelligence. Lâouvrage de Nicolas Jolivot exprime, avec un talent dâĂ©criture Ă©vident, cette harmonie, cette symbiose et se lit comme un rĂ©cit de vie attachant. Plus encore, il enchante par la beautĂ© de ses illustrations : sa vocation botanique lui fait reprĂ©senter, accompagnĂ©es de la faune qui en vit, un grand nombre dâespĂšces vĂ©gĂ©tales, toutes celles de ce jardin particulier dans lequel il nous introduit. Avec une sĂ»retĂ© de trait et un vaste nuancier de couleurs et de transparences, il pose sur le moindre motif floral un regard dâartiste qui le magnifie.
Le mot de la fin revient Ă son auteur, concluant ainsi :
« Comme la plage, nâappartenant ni Ă la mer ni Ă la terre, le jardin nâest pas une extension Ă ciel ouvert de la maison ni un lieu de pleine nature. Il est une frange, un lieu dâĂ©quilibre et de compromis. Le rĂŽle de son dĂ©tenteur est de lĂ©guer au suivant des mĂštres cubes de terre saine. Il se doit aussi de transmettre aux plus jeunes la nĂ©cessitĂ© de prendre le temps de regarder et dâĂ©couter chacun des autres passagers du jardin. Maintenant, je sais reconnaĂźtre une trentaine de plantes sauvages et je peux nommer les oiseaux du jardin et ses principaux insectes, quelle chance ! Et puis, je sais enfin ce que la fleur du liseron de mon enfance voulait me dire, quatre mots par lesquels on nomme aussi le myosotis : « Ne mâoublie pas. ».
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Claudine Bergeron
JOLIVOT Nicolas : Voyages dans mon jardin. HongFei, 2021